L'Araignée dans la plaie

L'ARAIGNEE DANS LA PLAIE

Editions Actes Sud –Papiers, 2004

Pièce écrite en 1987

3 rôles (3 hommes)

 

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Le Christ et deux voyous croupissent sur leurs croix respectives. Les deux voyous voudraient bien croire, pour ne pas mourir, mais le Christ ne fait rien, pas un seul miracle…

Personnages :

BEGAR
HUMIL
CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC


Au sommet d'une colline – trois crucifiés. Une demi-heure avant le coucher du soleil. Les trois croix sont disposées en U, l'ouverture vers le public. Au milieu gît cloué CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC. A gauche, BEGAR, et à droite HUMIL.

Les crucifiés n'ont plus beaucoup à vivre. CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC semble être dans l'état le plus lamentable. Les trois corps à demi-nus sont couverts de sang, de boue, de sueur.

Les personnages parleront avec beaucoup de difficulté, les bouche toujours avides d'air, toujours en haletant. Chaque parole leur coûte de la sœur et du sang.

Dans un fossé situé quelque part au premier plan, deux soldats dont on ne voit que les casques, jouent aux dés. On entend tout le temps le bruit des dés agités dans un cornet et ensuite le bruit des dés qui roulent sur une dalle de pierre. Deux lances aux insignes romains sont appuyées sur le bord du fossé.

HUMIL (avec un grand effort, presque sur le point de s'asphyxier) – Bégar… (Plutôt mugissant.) Bégar…

BEGAR (soulève les paupières à grand peine ; son regard erre longtemps avant de découvrir celui qui vient de parler) – Quoi ?

HUMIL – Je vois… je vois quelque chose…

BEGAR (respirant saccadé, avide d'air) – Hein ?

HUMIL (il montre avec sa tête) – Je vois une… une… là… je vois…

BEGAR (sans pouvoir fixer le point désigné) – Tu vois quoi ? … Où ?

HUMIL – Là… en bas…

BEGAR – Où, là ?

HUMIL – Il y a… il y a là… en bas… quelque chose… quelque chose de noir…

BEGAR (impuissant et ennuyé) – Merde !

HUMIL – Je te jure. Je le vois… Il est là… Ça doit être… ça doit être un cafard…

BEGAR (il essaye de concentrer toute sa force dans le regard) – Où diable ?

HUMIL – C'est un cafard, oui… un cafard ou… une araignée… Tu le vois pas ? C'est un cafard ou une araignée ? C'est quoi ?

BEGAR (il pouffe, déçu) – Oh, je m'en fous…

HUMIL (il se met à faire des mouvements circulaires avec sa tête, comme s'il se débattait dans un cauchemar) – Moi ça me fait peur… Ca me donne envie de gerber… T'entends ? Ces bêtes-là… ça me soulève le cœur… (Presque en pleurant.) Ah je supports pas cette espèce de saloperies…

BEGAR – Arrête de chialer, ça suffit… Laisse tomber… On n'en a plus pour longtemps…

HUMIL (agité) – Mais si, on en a… tu verras… comme c'est long… c'est toujours comme ça…

BEGAR – Non… on n'en a plus pour longtemps…

Pause.

HUMIL (désespéré) – Bégar ! … Bégar !

BEGAR (a voix basse) – Ta gueule ! … Mais qu'est-ce que t'as ? Arrête de gueuler comme ça !

HUMIL – Qui est la bête qui… la bestiole qui… qui est cette putain de bestiole qui a une putain de croix sur… sur le dos… hein ? Il y a une bestiole qui a une putain de croix sur le dos…

BEGAR (essayant de calmer HUMIL) – Tais-toi… Tu veux qu'ils nous entendent ? Ils n'aiment pas qu'on chiale trop…

HUMIL – C'est qui cette bête, hein ? … La bête qui a une croix sur le dos ? C'est l'araignée ? … Ou c'est le cafard ? …

BEGAR (ébloui par la question) – Quoi ? Quelle croix ? Tu déconnes…

HUMIL (vers CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC) – Ecoute, mon pote… Hé, toi, espèce de charogne… Tu es déjà mort… Hé, toi, le mort… Toi, qui t'y connais… toi qui sais tout… Dis, mon pote, qui a une croix sur le dos ?

BEGAR (ahanant après chaque parole) – Laisse-le… Laisse-le… Tu vois pas qu'il a pissé tout son sang ? Fous-lui la paix !

HUMIL – Pourquoi ? … Je veux pas lui foutre la paix… Lui qui… se disait immortel… qui se disait roi… ou fils de roi… ou fils de je ne sais pas qui…

BEGAR – Fous-lui la paix, il a crevé… Il est mort, maintenant, il est le roi des morts… Ça suffit…

HUMIL (vers CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC) – Hé ! … Toi qui es mort… T'es mort ? Dis-le, si t'es mort… Espèce de pharisien… espèce de grande gueule… Mais ouvre ta grande gueule et… si t'es encore… (A BEGAR.) T'as vu ça ? (Effondré, plutôt pour lui-même.) C'est pas juste. C'est toujours lui qui a eu de la veine… Il est crevé le premier.

CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC (sans ouvrir les yeux) – J'suis pas mort…

HUMIL – Quuuoi ? … T'as dis quelque chose ? (A BEGAR.) Il a dit quelque chose ? Il a dit quoi ?

BEGAR – Il n'a rien dit.

HUMIL – Comment ça il n'a rien dit ? … Moi je l'ai entendu dire quelque chose… C'est pas rien, ça… (Vers CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC.) T'as dit quoi ? Dis ce que t'as dit si t'as dit…

CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC – J'suis pas… (Il s'étouffe et semble être sur le point de rendre âme.) J'suis pas mort… Je suis… je suis vivant…

HUMIL (criant) – T'entends ça, Bégar ?

BEGAR (indifférent) – Ouais…

HUMIL – Ça c'est la bonne… c'est la meilleure… il croit qu'il est vivant…

BEGAR – A bon ! Il croit qu'il est vivant ?

HUMIL (à CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC) – Pourquoi… pourquoi ne meurs-tu pas ? Si t'es vraiment frappé par la grâce machin… par l'esprit du Tout Puissant… Si t'es… c'était quoi, déjà ? Si t'es le Christ… Pourquoi ne meurs-tu pas si t'es Christ Machin et Roi des pauvres machin bla-bla-bla ? Pourquoi ne meurs-tu pas une fois pour toute… pour t'en tirer ?

CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC – J'peux pas m'en tirer…

BEGAR (il rit avec beaucoup de difficulté ; il ressent chaque éclat de rire comme une douleur à l'intérieur de sa chair) – Hé… Hé-hé… Alors là… Là tu me fais vraiment rire… Là, tu es marrant, toi…

HUMIL (il rit, lui aussi, avec cruauté) – Hé-hé… Espèce de menteur… Espèce de pauvre charlatan… Espèce de frimeur…

BEGAR (mâchonnant sa salive ; avec mépris) – Toi et ton bavardage… Tu n'es qu'un minable bavard, mon vieux… Rien qu'un colporteur de paroles… Paroles creuses, voilà… là, t'es fort, toi…

CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC (il ouvre des yeux limpides) – Non… non… c'est pas que des paroles…

BEGAR (plutôt pour soi-même) – Pas que des paroles, tu dis ? … Espèce de parjure… Faiseur d'histoires que tu es… Toi et tes histoires à dormir debout… tes histoires ténébreuses cousues de fil blanc… (De plus en plus méchamment.) Putain, qu'est-ce que tu pues, espèce de malheureux… Pauvre charogne… Ton côté pue… T'as empesté tout l'air et c'est pour ça que…

Il s'asphyxie et tousse violemment.

Pause. Un des soldats pousse un cri de joie, et se met à rire. Un rire énorme monte du fossé.

HUMIL (il sursaute et s'efforce à hausser la tête autant que possible pour regarder dans le fossé) – C'était le coup du gros ? … Hein? Il a fait combien de points ? Combien il en a fait ? … Bégar, regarde…

BEGAR – Je vois pas… Je vois rien… Je crois que je vois plus rien…

HUMIL – Mais regarde, combien il a fait ? … Il y a combien de six ? (Il fait des efforts pour apercevoir ce qui se passe dans le fossé.) Il joue avec des dés pipés, celui-là, je le sais, moi… Le gros, il a pipé les dés…

BEGAR – Je vois plus… (Il ahane. Il mugit vaincu plutôt d'une douleur morale.) Je vois plus, Humil… Humil, regarde-moi ! Est-ce que mon œil coule de mon orbite ?

HUMIL (fou de curiosité) – Quoi ? … Combien ? … Six fois six ? Si c'est six fois six c'est que les dés sont pipés. Ça n'existe pas, six fois six…

CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC – Mais si.

HUMIL – C'est ça ? Six fois six ? Il a fait six fois six ?

CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC – Non… Cinq fois…

HUMIL – Cinq fois six ? … Merde, alors ! … Cinq fois six… c'est déjà pas mal… C'est trop même… Il va empocher tout le fric, le gros… Tu vois… (Fatigué, épuisé.) Moi, je ne veux pas que je gros gagne… (Il reste quelque temps la tête penchée sur la poitrine ; ensuite, comme en rêve.) Je veux que le maigre gagne… (Longue pause. Les trois semblent avoir définitivement perdu la voix. Plus tard, d'une voix faible.) Moi, j'aime pas le gros… Moi je tiens avec le maigre… Et je veux qu'il…

BEGAR (brusquement se met à gémir et à hurler de douleur) – Aïe ! … Aïe !

HUMIL (comme en rêve) – Quoi ? … Qu'est-ce que tu veux… hein ? T'as peur ? Ça s'approche ? T'as peur que tu ailles mourir, espèce d'assassin… Alors tu verras comment c'est… C'est comme lorsque t'as tué ton père… Tueur de… père…

CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC (de même, en transe) – Tueur de… quel père ?

BEGAR – Je ne sens plus ms doigts… je ne sens plus ma jambe… (Il pleurniche comme un enfant.) Je ne sens plus ms genoux… J'ai des fourmis dans mon ventre… Et je ne sens plus les clous…

HUMIL (vers CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC) – Oui, il a tué son père, celui-là… (Animé par une pensée.) Hé, mon pote, tu m'écoutes ? … C'est grave ? … C'est grave, n'est-ce pas ? … Lorsque le fils tue son père… ou lorsque le père tue son fils… c'est un grand péché, non ? (Chuchotant.) Ecoute, mon pote… Ecoute-moi bien, toi, le Christ… Moi… moi, je veux croire… Tu piges ? Je te jure ! Je te jure que je veux croire… Hé, le Christ, tu m'entends ? … Depuis toujours j'ai voulu croire… Fais-moi croire, mon pote… Fais-moi croire, tu le peux ? T'entends ? (En hurlant.) T'entends ? (A voix basse, il prend un air de conspirateur.) Tu m'entends ? Hé, toi, l'homme, tu m'entends ?

CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC – Je t'entends.

HUMIL – Fais-moi croire et je vais croire… Je veux être ton serviteur, je vais être ton apôtre… Je vais te laver les pieds, je… Je veux croire, je veux… Donne-moi une preuve et je vais croire, donne-moi… (Révélation perfide.) Ecoute, décloue-nous et je croirai ! Si t'as la grâce et si… Si t'es vraiment fils de Dieu… comme tu le disais… décloue-nous ! Qu'on s'en aille tout de suite! Fais de la sorte qu'on puisse descendre d'ici et nous allons répandre ta croyance sur toute la terre, pour toi… Allez, qu'on s'en aille d'ici… Donne-nous la preuve, tu peux ? Toi, le Christ, tu peux ? Qu'on s'en aille avec la preuve, tu peux ? Tu le peux, l'homme, tu peux ?

CELUI QUI EST BLESSE AU FLANC – Je peux pas.

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Si une pièce réussie est celle qui laisse le spectateur sur sa faim, celle ci est un petit chef-d'oeuvre du genre ! Résolument iconoclaste, satirique même… (…) Imaginez une colline sur laquelle trois hommes sanguinolents attendent la mort du haut de leur perchoir respectif.

Le paradis perdu le fut nous dit-on à cause d'un serpent tentateur ... ici, c'est une araignée qui s'amuse à grimper sur les corps, semant la panique car cette arachnide, qu'est-ce ? ... sinon le doute qui s'immisce dans l'esprit des hommes.

C'est donc plus qu'un spectacle comique et la façon dont on le réceptionne dépend bien sûr du mental de chacun. Il n'y a pas de quoi s'indigner, non plus.

Quant à savoir comment l'idée de la pièce est venue à son auteur il suffit peut-être tout simplement de se souvenir du jour où les bras chargés de paquets nous avons dans le même temps ressenti une démangeaison au niveau du nez.

Mateï Visnec s'amuse comme toujours en toute lucidité et ceux qui le connaissent savent à quel point son acuité peut devenir terrifiante.

" Espèce d'enjoleur de pauvres gens " fera t-il dire à l'un des larrons, " faiseur d'histoires " ... puis sur le ton de la supplication : " fais qu'il pleuve et je croirai " -
Réponse : " je ne peux pas " ...

Il ne reste plus alors qu'à espérer que la mort est l'autre porte de la vie mais ça, personne n'est à ce jour revenu pour en témoigner !

(Simone Alexandre)

Compagnie Théâtre Le Jodel, Avignon 1992, mise en scène Pascal Papini

Théâtre de Nord-Ouest, Paris 2010, mise en scène Dejan Ilic

texte original en roumain

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