La Machine Tchékhov

LA MACHINE TCHEKHOV

Editions Lansman, 2005

Pièce écrite en 2000, aide à la création accordée par le Ministère de la Culture

13 rôles interchangeables
Nombre minimum de comédiens : 4 hommes, 3 femmes

 

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Pourquoi « La Machine Tchekov » ? Parce que son théâtre est une machine à broyer les destins.
Je propose un regard sur cette machine pour voir comment ça marche, pourquoi elle ne s'arrête jamais, pourquoi ses victimes protestent si rarement, pourquoi Tchekov lui-même s'est laissé dévoré par elle…
Je propose aussi un dialogue avec Tchekov, une façon d'entrer en « contact » avec ses techniques d'écriture... Une fois entré dans « La Machine Tchekov »", on peut « communiquer » presque directement avec Tchekov, car c'est lui le personnage principal.

J'ai eu envie d'écrire une pièce à part entière, une pièce qui puisse émouvoir mêmes les gens qui ne connaissent pas tellement bien les pièces de Tchekov, comme à la fois un hommage à un dramaturge qui m'a marqué et un effort désespéré de l'auteur Visniec de comprendre quelque chose au mystère de l'écriture.

Personnages :

TCHEKHOV
LE PASSANT
LOPAKHINE
La vieille bonne ANFISSA
Le vieux valet FIRS
L'enfant GRICHA
ARKADINA
TREPLEV
TOUZENBACH
SOLIONY
Les trois sœurs : OLGA, MACHA, IRINA
Trois médecins : TCHEBOUTYKINE, ASTROV, LVOV
ANNA PETROVNA (SARAH)
BOBIK


TCHEKHOV, LE PASSANT, ANFISSA

Une chambre dans la pénombre. Le mobilier peut évoquer la chambre à coucher de Tchékhov à Yalta : un lit en fer, une table et une chaise en bois, un fauteuil en cuir et un autre en paille, un vieux buffet, un tapis au pied du lit... Une porte vitrée à moitié cachée par des rideaux tellement longs qu'ils caressent le plancher. Une lampe à abat-jour sur la table.

TCHEKHOV sursaute dans son lit et se dresse sur son séant. On entend tout de suite un coup de feu.

TCHEKHOV - C'est toi, Anfissa ?

Un temps. TCHEKHOV reste immobile.

Le visage du PASSANT apparaît dans le cadre de l'un des carreaux de la porte vitrée. L'image d'un spectre. Il frappe doucement à la vitre.

TCHEKHOV allume la lampe à abat-jour, descend du lit, enfile sa robe de chambre et va ouvrir la porte vitrée.

LE PASSANT - Bonsoir... Excusez-moi de vous déranger... J'ai peur de m'être absolument égaré. Et je cherche la Gare Nicolas. Est-ce que vous auriez la gentillesse de m'indiquer si la gare est par là... Il fait tellement beau ce soir... Mais il faut quand même que je trouve la gare. On m'a dit que c'est encore loin, que la Gare Nicolas est à dix-sept verstes... Dix-sept verstes à pied, vous comprenez... Mais peut-être que tous ces gens se trompent... Comment pourrait-elle se trouver, la Gare Nicolas, à dix-sept verstes ?

Le passant disparaît sans attendre une réponse tandis que ANFISSA fait son apparition derrière TCHEKHOV. Une lampe à pétrole à la main, la vieille servante a, elle aussi, quelque chose d'un spectre, au moins au début. Dès qu'il la voit, TCHEKHOV se met à tousser.

ANFISSA - Combien de fois vous ai-je dit, Anton Pavlovitch, de ne plus quitter le lit ? Où voulez-vous partir ? Déjà que vous recevez trop de visiteurs. Tout le temps il y a quelqu'un chez vous. Même des étrangers. Tout le monde frappe à votre porte, à toute heure du jour et de la nuit. Ce n'est pas normal, ça, pour un homme malade. Voilà vous toussez de nouveau. Toute la nuit vous avez toussé et craché du sang. Ce n'est pas bien ça. Il ne faut pas quitter son lit lorsqu'on tousse toute la nuit et que l'on crache sans cesse du sang. Combien de sang allez-vous encore cracher ? Combien vous en reste-t-il ?

TCHEKHOV, sourd aux paroles d'ANFISSA, se lave le visage dans une cuvette de porcelaine. ANFISSA lui tend une serviette.

ANFISSA - Vous avez craché plus de sang qu'il n'y en a dans vos veines. Et c'est moi qui lave le linge. C'est moi qui lave les draps et tout ça. Et vous ne savez même pas comme le sang s'en va mal... Le plus difficile à laver, c'est le sang... Même la graisse passe mieux que le sang... Et ça, parce que vous quittez votre lit. Ce n'est pas bien. Dès que je m'endors un tout petit peu, vous vous mettez à écrire des lettres. (Elle sort une feuille tachée de rouge.) A quoi ça sert, toutes ces lettres ? Déjà que vous recevez trop de lettres. Mais répondre à toutes ces lettres, c'est de la folie. Hier vous avez vomi du sang sur la lettre que vous étiez en train d'écrire. Et aujourd'hui vous voulez la recopier... (Elle lui tend la lettre.) Voilà, elle est bien sèche, mais on ne distingue plus un mot... Ce n'est pas bien ce que vous faites, Anton Pavlovitch. Ce n'est pas bien de se moquer d'une vieille femme de 80 ans. Je ne peux pas rester tout le temps éveillée. Il faut que je m'endorme de temps en temps. Et vous, dès que je m'endors, vous vous mettez à gribouiller ou bien vous disparaissez habillé de votre seule robe de chambre.

D'un geste gentil, TCHEKHOV demande à ANFISSA de lui passer le manteau qu'il enfile, toujours avec l'aide de la vieille servante.

ANFISSA - Ce n'est pas gentil, ça, Anton Pavlovitch. Vous avez encore quelques jours à vivre et vous quittez votre lit dès que je m'endors. Je vous dis, Anton Pavlovitch, moi, si j'étais malade, je ne me laisserais pas soigner par vous... Quel genre de médecin êtes-vous, Anton Pavlovitch ? Comment est-ce possible d'être médecin et de cracher en même temps autant de sang ? On vous a appris quoi, à l'université ?

D'un autre geste, gentil mais ferme, TCHEKHOV demande à ANFISSA de lui passer le chapeau, ensuite le parapluie. La vieille femme obéit sans pourtant arrêter le flot de ses reproches.

ANFISSA - Voilà, je ne suis pas passée par l'école et pourtant je suis bel et bien arrivée à 80 ans. Et si Dieu le veut, je vais mourir un jour de ma belle mort dans mon lit. Je ne crache pas de sang, je ne tousse pas, je n'embête personne... Seulement mes pieds qui fatiguent un peu plus vite qu'avant. Mais pour le reste, je suis en bonne santé, et pourtant, Dieu le sait, ma vie n'a pas été facile. Toute ma vie j'ai servi les autres... Mais vous, Anton Pavlovitch, vous n'écoutez pas ce que je dis. J'ai veillé auprès de beaucoup de malades dans ma vie, mais vous, Anton Pavlovitch, vous êtes un très mauvais malade.

TCHEKHOV se regarde dans un miroir, tousse, se gargarise d'un liquide médicamenteux. Il reste un moment immobile, l'eau dans la bouche, lorsqu'il entend au dehors un cri bizarre, peut-être un oiseau. ANFISSA apporte les bottes de TCHEKHOV et l'aide à se chausser.

ANFISSA - Je n'ai jamais vu un malade aussi têtu que vous. Pourquoi vous vous levez toujours pour écrire ? Qu'est-ce que vous avez encore à écrire ? Vous allez mourir bientôt si vous continuez à écrire. Ce n'est pas bien ça... Moi, je dis, ça suffit. Il n'y a plus rien à écrire. Fini. Vous n'avez pas honte ? Déjà que vous vous êtes enfui de chez vous pour mourir dans ce pays étranger...

TCHEKHOV - Anfissa, apporte-moi s'il te plaît la trousse.

ANFISSA (qui va chercher la trousse) - Oui, vous devriez en avoir honte, Anton Pavlovitch, de mourir aussi jeune que ça. Quel âge avez-vous ? Tiens, il n'a que 44 ans et il se meurt. A votre âge un homme commence seulement à comprendre la vie... à en sentir le goût... Et vous, vous êtes déjà sur votre lit de mort ! Honte sur vous, Anton Pavlovitch. Honte sur vous ! (Elle lui tend la trousse de médecin.) Vous auriez dû vous faire plutôt vétérinaire... Guérir plutôt les animaux, car aux hommes, d'après ce qu'on voit, vous n'y connaissez rien...

TCHEKHOV - Anfissa, comment bon Dieu êtes-vous arrivée ici ?

ANFISSA - Qu'est-ce qu'elle dira votre mère, Evguénia Iakovlevna ? Qu'est-ce qu'elle dira votre sœur, Maria ? Qu'est-ce qu'ils diront vos frères ? Et en plus vous êtes médecin... Vraiment, je ne comprends rien.

TCHEKHOV - Anfissa, apporte-moi s'il te plaît la trousse...

ANFISSA - Quelle histoire ! Si au moins...

Elle se dirige de nouveau vers l'armoire pour chercher la trousse, mais après deux pas elle reste immobile, confuse, interloquée.

Forte musique militaire quelque part à l'extérieur, peut-être dans le parc de la ville. TCHEKHOV sort par la porte vitrée.

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Anton Tchekhov, malade, se rendant au chevet de ses propres créatures... tel est le chemin que nous propose Matéi Visniec pour nous replonger dans l’univers de ce grand auteur qu’il respecte et admire. Une occasion de (re)découvrir ces personnages, tous plus surprenants les uns que les autres, qui ont traversé les siècles sans prendre une ride. Sans doute parce qu’au-delà de leur ancrage dans la réalité, le temps et l’espace d’un monde révolu, ils portaient toute l’universalité et la puissance des petits et grands drames de l’humanité.

(Emil Lansman, éditeur)

France Culture, 2001, avec des comédiens de la Comédie Française, mise en scène Catherine Lemire

The Open Fist Theatre Company, 2005 Los Angeles, Etats Unis, mise en scène Florinel Fatulescu

Théâtre National de Bucarest, Roumanie, 2003, mise en scène Cristian Ioan

roumain (disponible en format électronique, traduction par l'auteur)

anglais (disponible en format électronique, traduction Jeremy Lawrence)

bulgare (disponible en format électronique, traduction Vladimir Petkov)

russe (disponible en format électronique, traduction Anastasia Starostina)

japonais (disponible en format électronique, traduction Hiroko Kawaguchi)

MENTIONS LEGALES

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