le roi, le rat et le fou du roi

LE ROI, LE RAT ET LE FOU DU ROI

Editions Lansman, 2002

Pièce écrite en 2001

2 rôles (2 hommes)

 

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Quelque part dans un de ces coins du monde où la démocratie a quelques difficultés à trouver son chemin dans les arcanes du pouvoir, un Roi et son bouffon vont bientôt passer à la trappe sous les vivats de la foule. Au premier rang de ce carnaval morbide, les anciens courtisans et leurs ouailles. Comment vont-ils affronter la camarde ? Et pourquoi donc le destin du fou est-il lié à celui du Roi. Peut-être les rats apporteront-ils un point de vue nouveau à condition... qu'ils acceptent de prendre la parole.

Personnages :

LE ROI
TRIBOULET
LES RATS (marionnettes)


TROISIEME PARTIE

LE BOUFFON et LE ROI s'adressent directement au public.

LE BOUFFON :

Triboulet suis, qu'on peut juger en face
N'avoir esté des plus saiges qu'on face.
Le roy adonc me fait seoir à sa table,
Où luy donnay maint passe-temps notable.
Oncques homme qu'il eust en son service
Ne fit si bien comme moi son office.

LE ROI :

Triboulet fut un fol, de la teste escorné,
Aussi saige à trente ans que le jour qu'il fut né
Petit front et gros yeux, nez grand, taillé à voste
Estomac plat et long, hault dos à porter hoste.
Chacun contrefaisoit, chanta, dansa, prescha,
Et du tout si plaisant qu'onc homme ne fascha.

SCENE 1

Matin brumeux. LE ROI tourne en rond autour du billot à moitié rongé par les rats. De temps en temps il monte sur le billot et scrute l'horizon. La flûte apportée par le rat est posée sur le billot.

Dans un coin de l'échafaud, très respectueusement, se tiennent trois rats géants.

LE ROI (humilié et inquiet) – Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Un temps. Il monte sur le billot et scrute l'horizon.

LE ROI – Pourquoi nous font-ils ça, pourquoi ?

Un temps.

LE ROI – Ca fait trois jours que j'attends l'exécution… Trois jours que je rôde autour de ce billot ! Et personne ne se pointe. Ni le bourreau, ni les tambours, ni la foule. Et en plus, il fait de plus en plus froid... Combien de temps je vais encore attendre comme ça, en chemise?

LE ROI s'assoit sur le billot. Dans leur coin, les trois rats approchent leurs têtes, ils ont l'air de se consulter discrètement.

LE ROI - Et ces rats qui me poursuivent tout le temps, qui me guettent tout le temps... Je ne comprends rien... (Il s'adresse aux rats.) Qu'est-ce que vous voulez encore, messieurs les rats ? Il est où, monsieur le bourreau ? Ils sont où, les tambours ? Toute cette foule qui voulait tant voir tomber la tête du roi, où est-elle passée ?

Les rats se consultent encore, comme s'ils voulaient donner une réponse au ROI.

LE ROI - Voilà le tapis qui est tout mouillé, voilà le billot qui pourrit sous la pluie, voilà les tribunes qui s'affaissent... Pourquoi, pourquoi me font-ils ça... Et mon bouffon qui n'est jamais là quand j'ai besoin de me divertir un peu...

Les rats se consultent encore. Ils semblent avoir pris une décision. L'un des rats géants fait quelques pas dans la direction du ROI.

LE ROI (au rat) - Alors ? Tu veux me dire quelque chose ? Tu veux que je te caresse un peu ?

(Le rat affiche une mine douce, on dirait qu'il rougit carrément.)

Vraiment, je ne comprends pas ce que vous voulez... Ca fait des jours et des jours que vous traînez ici, sous la pluie, à me regarder...

(Il caresse le rat.)

Tiens, toi aussi, tu es tout mouillé... Pourquoi rôdes-tu toujours autour de cet échafaud ? Toi et tes autres frères... Hé, messieurs les rats, avancez... (Les deux rats restés à l'écart sursautent.)
Venez, approchez...


(Les deux rats restés à l'écart se consultent, et ensuite font quelques pas vers LE ROI.)

N'ayez pas peur... D'ailleurs, vous n'avez jamais peur... Vous tremblez de froid... Vous grelottez... Qu'est-ce que je pourrais encore faire pour vous ?

(Echange de regards entre les trois rats.)

Je sais que, de votre point de vue, la vie émotionnelle de l'homme n'est qu'une diversion pour qu'il évite de nettoyer sa saleté...

(Les trois rats deviennent brusquement très attentifs.)

Je sais, je sais que vous attendez plus, que vous voulez être mis en équation avec l'homme... Et c'est parfaitement logique...

(L'un des rats a le hoquet.)

En fait, la définition de l'homme passe par le rapport qu'il entretient avec les rats. Et chaque individu peut calculer son poids métaphysique… en rats. Vous comprenez ce que je veux dire...

(Un deuxième rat a le hoquet.)

Tiens, vous avez le hoquet... Triboulet, lui aussi, il est comme ça... Chaque fois qu'il se concentre sur une idée abstraite, il a le hoquet.

(Le troisième rat a, lui aussi, le hoquet.)

Donc, je reprends...
(LE ROI fait les cent pas devant les rats qui le suivent respectueusement de leurs regards et leurs têtes.)
Un homme qui vaut un rat... Ca veut dire quoi... Ca veut dire un homme dont la saleté produite nécessite l'intervention d'un seul rat. Un homme qui vaut deux rats... Ca veut dire quoi... Ca veux dire que, pour cet homme, où plutôt pour la saleté sécrétée par cet homme, s'impose l'intervention de deux rats... Un homme qui vaut trente rats est un homme qui produit tellement de saleté que trente rats sont obligés d'être jour et nuit à sa disposition pour bouffer sa saleté... Suis-je clair?

(Les trois rats ont le hoquet en même temps.)

C'est pareil avec la vie intérieure et la sécrétion des idées. Un homme qui, par ses pensées, réveille le dégoût d'un seul rat, pèse du point de vue métaphysique… un rat. Bref, son esprit pèse un rat. Un homme qui, par ses pensées, réveille le dégoût de dix rats, pèse de point du vue métaphysique dix rats… Bref, il pèse dix rats. Toute idée, tout produit de l'esprit peut être pesé comme ça. Il y a des idées à un rat, des idées à deux rats, des idées à treize rats, des idées à cent rats. Voilà, donc, pour la première fois dans l'histoire de la philosophie, un outil efficace pour quantifier la réflexion et pour peser l'esprit. Le rat est une unité de mesure fiable pour la vie spirituelle et physique de l'homme. Voilà, donc, un changement fondamental dans la manière de poser le problème fondamental de la philosophie, donc, ce problème une fois pesé en rats, le voilà résolu... Vous êtes d'accord ?

(Les trois rats ont tous le hoquet et font signe que oui.)

Je vais appeler Triboulet pour lui dire de décréter une loi dans ce sens... (L'un des rats éternue.)
Comment ? Vous n'en voulez pas ?

(Les trois rats font signe que non.)

Ah, vous me fatiguez, vous me fatiguez... Je suis prêt à aller toujours plus loin, plus loin dans la compréhension et dans la réflexion, mais vous êtes trop capricieux, trop capricieux... Allez, laissez-moi tranquille...

(Les trois rats géants affichent une mine extrêmement abattue. Ils reculent est se réinstallent dans leur coin.)

Ne me dites pas que vous voulez un roi... Que vous voulez que je devienne votre roi… Le roi des rats... Mais franchement, c'est pour ça que vous êtes venus ? C'est pour ça que vous avez envahi la ville ? C'est pour ça que vous êtes sortis brusquement si nombreux des entrailles de la terre ? C'est parce que j'ai été frappé par le dégoût… Le dégoût terrible qui m'a envahi, a-t-il eu une odeur ? Le dégoût mortel royal vous a attiré vers moi… et c'est pour ça que vous m'avez choisi…

(Les trois rats se consultent et font signe que non.)

Ce n'est pas ça, donc ?
(Les trois rats géants font signe que non. Leurs gestes trahissent un sentiment de culpabilité devant leur incapacité de faire comprendre au ROI quelles sont leurs vraies intentions.)
Mais non, bien sûr, à quoi bon un roi si faible quand vous êtes si forts... (Les rats se consultent rapidement, ensuite ils baissent leurs têtes pour souligner qu'ils ne sont pas aussi forts que ça.)
Triboulet !

(LE ROI monte sur le billot et crie de nouveau.)

Triboulet, où es-tu ? Triboulet... Il ne répond pas... Il m'a laissé tout seul avec les rats...

(Vers les trois rats géants.)

Vous voyez ce que vous avez fait ? Il est fâché et c'est à cause de vous... Vous avez réussi à le mettre en colère...

(Les rats affichent une mine d'une ingénuité absolue.)

Pourquoi avez-vous bouffé son tapis? Pourquoi avez-vous bouffé la corde et la moitié de sa potence ? Si finalement le bourreau se pointe, comment fera-t-il son travail ?

(Les rats donnent l'impression d'être vraiment navrés. L'un des rats s'efface une larme.)

Ce n'est pas bien, ça, messieurs les rats ! Bientôt vous allez vous attaquer aussi à mon billot...

(Sans hésitation les rats font signe que non.)

Déjà vous avez grignoté une bonne moitié du manche de la hache...

(Les rats se regardent réciproquement, avec sévérité, comme s'ils voulaient identifier parmi eux le coupable.)

Encore un peu et on ne pourra plus saisir le manche... Alors ? J'attends une réponse. Vous allez vous arrêter ou pas ?

(Les rats font signe que oui.)

Est-ce que je peux avoir confiance en vous, ou pas?

(Les rats font signe que oui. De nouveau, l'un de rats essuie une larme.)

Ca sert à rien, maintenant, de pleurer. Il fallait penser avant... Viens, viens ici...

(Le rat qui pleure avance vers LE ROI.)

Vraiment, ça sert à rien, strictement à rien de pleurer.

(LE ROI sort de sa poche un mouchoir tout en dentelles, et essuie les larmes du premier rat.)

Et de toute façon, je ne m'attendais pas à ça... Un gros rat comme toi qui pleure...

(Le deuxième rat avance, lui aussi, vers LE ROI, pour qu'on lui essuie les larmes.)

Des gros rats comme vous...

(LE ROI essuie les larmes du deuxième rat.)

Pleurer comme ça...

(Le même jeu avec le troisième rat.)

Allez, courage, on va finir par s'entendre...

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Laissant dans cette pièce une grande liberté d'interprétation aux comédiens et aux spectateurs, le prolifique Visniec livre une pièce un brin désarçonnante qui se regarde comme une fable onirique, conte imaginaire et poétique dans un moyen-âge au coeur de l'actualité. Quelque part dans une geôle insalubre, un Roi déchu et son bouffon vont bientôt passer à la trappe sous les vivats de la foule. Le roi, que guette la potence, se confesse et avoue volontiers du bouffon la vraie utilité. Au premier rang de ce carnaval morbide, les anciens courtisans et leurs ouailles. Comment vont-ils affronter la camarde ? Et pourquoi donc le destin du fou est-il lié à celui du Roi ? Peut-être les rats, à la présence inquiétante, apporteront-ils un point de vue nouveau à condition... qu'ils acceptent de prendre la parole.

(Gérard Moncy, Théâtre Anagramme, Lyon)

C-ie Clin d’Oeil, St. Jean de Braye, 2002, mise en scène Gérard Audax ; spectacle présenté au Festival d’Avignon off 2004, au Théâtre Le Chien qui fume

roumain (disponible en format électronique, traduction par l'auteur)

anglais (disponible en format électronique, traduction Joyce Nettles)

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