Nina

L'HISTOIRE DES OURS PANDA RACONTEE PAR UN SAXOPHONISTE QUI A UNE PETITE AMIE A  FRANCFORT

Editions Actes Sud-Papiers, 1998

Pièce écrite en 1993 en residence à la Chartreuse de Villeneuve-lèz-Avignon

2 rôles (1 femme, 1 homme)

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Lui, le saxophoniste, l’artiste fatigué et au bout du rouleau, se réveille un beau matin avec une belle femme inconnue dans son lit. Sa première question : « nous avons fait l’amour ? ». Elle ne veut pas répondre clairement car elle doit partir. Alors LUI demande à ELLE de lui accorder encore neuf nuits. Le pacte a lieu. La  chambre sera le lieu de toute une vie. Ils ont neuf nuits pour se connaître, remplir peut-être le vide d'une vie, comprendre l'essentiel…


La deuxième nuit

Dans la pénombre. Peut-être qu'ils viennent de faire l'amour. Ils se reposent assis par terre, dos contre dos, les têtes appuyées l'une contre l'autre. Elle mange des grains de raison. Il tient une cigarette non allumée entre ses lèvres et un briquet entre ses doigts.

ELLE : Dis "a".

LUI : "a".

ELLE : Plus tendre, "a".

LUI : "a".

ELLE : A voix basse, "a".

LUI : "a".

ELLE : Je veux un "a" doux, "a".

LUI : "a".

ELLE : A haute voix mais doux, "a".

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" comme si tu disais que tu m'aimes.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" comme si tu disais que tu ne m'oublieras jamais.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" comme si tu disais que je suis belle.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" comme si tu disais que tu es un con.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" comme si tu disais que tu me désires.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" comme si tu disais "reste."

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" comme si tu me disais "déshabille-toi !"

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" comme si tu me demandais pourquoi je suis en retard.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" pour me dire bonjour.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" pour me dire au revoir.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" pour me demander si je t'ai apporté quelque chose.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" pour me dire que tu es heureux.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" pour me dire que tu ne veux plus jamais me revoir.

LUI : "a".

ELLE : Non, c'est pas ça...

LUI : "a".

ELLE : Ecoute, si tu n'obéis pas j'arrête le jeu...

LUI : "a".

ELLE : Alors, dis "a" comme si tu me disais que tu ne veux plus jamais me revoir.

LUI : "a".

ELLE : Très bien. Maintenant, dis "a" comme si tu me disais que tu as très mal dormi sans moi, que t'as rêvé seulement de moi et que le matin tu t'es réveillé extrêmement fatigué et sans aucune envie de continuer à vivre.

LUI : "a".

ELLE : Hum. Dis "a" pour me dire que tu as quelque chose de très important à me dire.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" pour me dire d'arrêter de te demander de dire "a".

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" pour dire que c'est merveilleux de parler seulement avec un "a".

LUI : "a".

ELLE : Demande-moi de dire "a".

LUI : "a".

ELLE : Demande-moi de dire un "a" doux.

LUI : "a".

ELLE : Demande-moi de dire un "a" doux à voix basse.

LUI : "a".

ELLE : Demande-moi si je t'aime autant que tu m'aimes.

LUI : "a".

ELLE : Dis-moi que je te rends fou.

LUI : "a".

ELLE : Et que tu en as assez !

LUI : "a".

ELLE : Bon... Est-ce que je veux un café ?

LUI : "a".

ELLE : Bien sûr que j'en veux.

LUI : "a" ?

ELLE : Un petit morceau, merci.

LUI : "a".

ELLE : Non, j'ai les miennes.

LUI : "a".

ELLE : Non, pas pour l'instant.

LUI : "a".

ELLE : Je ne sais pas... Mais peut-être que je préfère quand même qu'on mange à la maison.

LUI : "a".

ELLE : D'accord, mais il y a de la sauce ?

LUI : "a".

ELLE : Alors on sort.

LUI : "a".

ELLE : Alors on reste.

LUI : "a".

ELLE : Viens là...

LUI : "a".

ELLE : Regarde-moi droit dans les yeux.

LUI : "a".

ELLE : Dis "a" dans ton esprit.

LUI : ...

ELLE : Plus doux...

LUI : ...

ELLE : Plus fort. Et plus clair pour que je puisse le capter.

LUI : ...

ELLE : Maintenant dis "a" dans ton esprit comme si tu disais que tu m'aimes...

LUI : ...

ELLE : Encore une fois.

LUI : ...

ELLE : Dis "a" dans ton esprit comme si tu disais que tu ne m'oublieras jamais...

LUI : ...

ELLE : Dis "a" dans ton esprit comme si tu disais que je suis belle.

LUI : ...

ELLE : Et maintenant je vais te demander quelque chose... Quelque chose de très important... Et tu vas me répondre dans ton esprit. Tu es prêt ?

LUI : ...

ELLE : "a" ?

LUI : ...

ELLE : ...

LUI : ...

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Attention, chez Visniec un sens peut en cacher un autre, et c'est au plaisir de tracer son chemin…

C'est un texte qui donne envie de jouer parce qu'il est drôle, étrange, inhabituel. Parce que c'est une histoire d'amour comme chacun pourrait en rêver, inattendue, magique. Pas un coup de foudre. Plutôt un ange qui se poserait sur le bout de votre nez le matin, au réveil. Et qui vous entraînerait dans une passion unique, jusqu'au bout, jusqu'à la mort heureuse, légère.

C'est l'histoire d'un musicien qui vit dans la musique des nuits, dans l'errance des noctambules, et qui, rencontrant cette femme, se laissera volontiers prendre dans la douce résille d'amour, un œuf infini, béatitude entre l'enfance et la mort. Sans doute le SON qu'il cherchait depuis toujours.

C'est l'histoire d'une fée qui est peut-être une femme, sachant ouvrir toutes les portes, entendre à travers les murs, donner vie aux objets, offrir des animaux qui n'existent pas, parler sans les mots. C'est l'histoire une magicienne qui enseigne la dématérialisation en sept leçons, la lévitation en huit et la sérénité en neuf.

Ça commence comme du boulevard, ça se poursuit dans la délicieuse poésie décalée de Visniec (comme dans ses courtes nouvelles-bijoux "voix dans la lumière aveuglante"), ça vire au mystique ludique de l'orthodoxe qui a trop lu Bouddha, et ça se termine avec une bonne gifle de retour à la réalité… Pourrait-on croire… Mais non : la scène est vide et "une forte odeur de pommes pénètre dans la salle de spectacle"… Visniec, poète ET dramaturge, reste fidèle à ses principes : il nous a titillé l'imaginaire, il a secoué notre logique et provoqué nos consciences, mais il ne dira rien de plus.

C'est une pièce comique et aérienne. Le cynisme ici est presque absent, même si le destin que prédit la femme, comme en plaisantant, à cet exclu volontaire, est une vie de panda dans la cage d'un zoo. Lui qui ne concevait que l'éphémère, la musique, lui qui n'engendrait que l'immatériel, oiseaux invisibles de lumière aveuglante, fruits des gènes offerts par cette femme, sera t'il contraint à l'impossible reproduction par les mains pataudes de zoologistes agrippés à sa fourrure noire et blanche ?

Mais ce ne sont là que spéculations, divagations, commentaires du lecteur avide de paraboles. Le texte de Visniec, lui, reste simple, au premier degré, même dans son comique, son absurde et sa poésie. Même dans sa vision de l'homme et de la femme. Même dans ses feintes à la logique, il reste toujours d'une évidence absolue.

C'est pourquoi nous voulons rire et faire rire. C'est pourquoi le plaisir nous envahit et l'envie nous démange de nous confronter à ce que Visniec sait si bien écrire : le théâtre.

(Rémi Rauzier, metteur en scène)

Première création en France :

Compagnie Pli Urgent, mise en scène Rémi Rauzier, Festival d’Avignon off 1995

D'autres créations :

Roumanie, Moldavie, Ukraine, Bulgarie, Grande Bretagne, Italie, Allemagne, Espagne, Etats-Unis, Brésil, Japon, Iran…

roumain (disponible en format électronique, traduction par l'auteur)

allemand (disponible en format électronique, traduction Katharina Bogensberger)

ukrainien (disponible en format électronique, traduction Neli Nejdanoi)

japonais (disponible en format électronique, traduction Hiroko Kawaguchi)

suédois (disponible en format électronique, traduction Dan Shafran et Åke Nylinder)

hongrois (disponible en format électronique, traduction Mihály Csaba)

hongrois (disponible en manuscrit, traduction Peter-Gyula Tömöry)

serbo-croate (disponible en format électronique, traduction Julijan Ursulesku, Sonja Jovanovici)

bulgare (disponible en format électronique, traduction Vladimir Petkov)

italien (disponible en manuscrit, traduction Ivano Bruno)

anglais (disponible en manuscrit, traduction Marella Oppenheim)

anglais (disponible en manuscrit, traduction Otto Junggeburth)

danois (disponible en manuscrit, traduction Julie Kjaergaard et Simon K. Boberg)

persan (disponible en manuscrit, traduction Tinouche Namjou)

islandais (disponible en manuscrit, traduction Sigurður Hróarsson)

portugais (disponible en format électronique, traduction Rui Mendes)

portugais Brésil (disponible en format électronique, traduction Alexandre David)

arabe – Maroc (disponible en format électronique, traduction Abdelmajid El Haouasse)

MENTIONS LEGALES

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