Nina

NINA

ou De la fragilité des mouettes empaillées

Pièce écrite en 2008

3 rôles,
1 femme, 2 hommes

 

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Trois personnages tchekhoviens, Trigorine, Treplev et Nina, pris dans le tourbillon d’une nouvelle rencontre, 15 ans après « La Mouette » et en pleine révolution d’Octobre.

Personnages :

NINA (Mikhaïlovna Zarétchnaïa)
TREPLEV (Konstantin Gavrilovitch ou Kostya)
TRIGORINE (Boris Alekséïévitch)


SCENE 1

La maison de TREPLEV. Séjour avec canapé, balançoire, petite table pour servir le thé, table pleine de livres et feuilles de papier, etc. Accrochés aux murs : une pendule, un miroir, une affiche soigneusement encadrée, une mouette empaillée, un fusil de chasse…

Une canne oubliée sur une chaise.

La pièce est vide. Il neige dehors. On entend quelqu'un qui coupe du bois.

On frappe à la porte. On frappe à la fenêtre. On frappe de nouveau à la porte. La porte s'ouvre. Epuisée, NINA entre et avance dans la pièce comme un somnambule. Elle dépose sur la table un paquet mal ficelé.

NINA – Me voilà de nouveau dans cette maison que j'ai quittée il y a 15 ans… Je n'aurais peut-être pas dû venir… Kostya ! … On m'a dit qu'il habite toujours ici… seul… sans femme et sans enfant… Même pas un domestique pour l'aider… Il coupe du bois tout seul… Il se fait à manger tout seul… (En regardant la table pleine de livres et feuilles de papier.) Et il écrit… il écrit comme un fou… jour et nuit… Kostya !… (Elle s'arrête devant le miroir, comme devant une porte s'ouvrant vers le passé.) Kostya, où es-tu ?

KOSTYA entre, les bras pleins de bûches. NINA voit le reflet de KOSTYA dans le miroir.

TREPLEV – Nina !

NINA – Kostya !

TREPLEV – Nina !

NINA – Kostya !

TREPLEV – Nina, c'est toi ?

NINA – Ne me regarde pas !

TREPLEV – Nina, c'est vraiment toi ?

NINA – Tu as du mal à me reconnaître, n'est-ce pas ?

TREPLEV – Non.

NINA – Embrasse-moi, Kostya.

TREPLEV (les bûches tombent par terre) – Nina, mais… je ne t'ai pas vue depuis 15 ans !

NINA (elle se dirige vers le miroir) – J'aime les miroirs menteurs… Viens, on va se regarder ensemble dans le miroir… Tu verras q'on n'a pas changé… Seulement que… celle qui te parle n'est pas moi, et ce n'est pas toi celui qui m'écoute...

TREPLEV – Moi… je suis moi, Nina…

NINA – Est-ce que j'ai beaucoup changé, Kostya ?

TREPLEV – Non…

NINA – Mais si, j'ai vieilli.

TREPLEV – Non, Nina… Toi, tu ne peux pas vieillir… C'est moi qui ai vieilli… Ferme les yeux, Nina, je ne veux pas que tu me voies… J'ai presque honte, j'ai grossi, je m'habille comme un paysan…

Nina se retourne, les yeux fermés. Elle explore la pièce comme si elle jouait à colin-maillard.

NINA – Le temps d'un été, dans cette maison j'ai été heureuse… Je vois que tu n'as rien changé, Kostya… Tu as toujours ta table de travail à côté de la fenêtre… Ce canapé, je le reconnais aussi… Et cette pendule… Et ce piano… Mais cette mouette empaillée n'était pas ici…

TREPLEV – Mais tu te souviens de cette mouette ?

NINA – Non, ça ne me dit rien… Non… Il y a des souvenirs qui… Kostya… Regarde-moi… (Les yeux fermés, elle lui caresse le visage.) Kostya, mon amour… Je sais que j'ai l'air d'une folle… Mais je voudrais que tu me dises une chose… Est-ce que tu m'aimes encore ?

TREPLEV – Surtout n'ouvre pas les yeux, Nina… Ne les ouvre plus jamais.

NINA – Oui, je sais que cette question est… est peut-être blessante. Je suis une femme que tu as aimée et qui est partie avec un autre homme… Je suis une femme qui t'a blessé… Une femme qui ne t'a pas donné de signe de vie pendant quinze ans, qui ne t'a pas laissé t'approcher d'elle pendant quinze ans… Je sais que ce n'est pas normal de venir comme ça, après tout ce temps, de revenir dans ta vie comme une tempête de neige pour te poser cette question… Mais je voudrais que tu me dises si tu m'aimes encore… Je sais que tu ne m'as jamais oubliée, Kostya, cela, je le sais… Mais je voudrais savoir si tu m'aimes encore…

TREPLEV – Assieds-toi, Nina… Tu dois avoir de la fièvre… Tu es venue en train ? J'ai entendu dire qu'à Moscou il se passe des choses terribles…

NINA – Réponds-moi, Kostya, est-ce que tu ressens encore pour moi… cet amour dont tu m'as tellement parlé il y a quinze ans ?

TREPLEV – Oui, Nina.

NINA – Est-ce que je suis encore la femme de ta vie ?

TREPLEV – Oui, Nina. Je vais te faire un thé…

NINA – Non, je veux que tu me regardes, que tu me regardes bien, telle que je suis maintenant…

TREPLEV – Oui, Nina.

NINA – Ne baisse pas ton regard, Kostya, aie le courage de me regarder telle que je suis maintenant… La femme que je suis, cette femme vieillissante que je suis, elle est encore la femme de ta vie ?

TREPLEV – Oui. Et maintenant ouvre les yeux.

NINA – Bien, Kostya, je vais ouvrir les yeux… Mais prépare deux verres, je veux qu'on boive ensemble… Je veux trinquer avec toi… parce que… je suis de retour Kostya…

KOSTYA ouvre le buffet, sort une bouteille et deux verres, remplit les deux verres.

TREPLEV – A la nôtre, Nina.

NINA – A la nôtre, Kostya.

Ils trinquent et ils boivent. Ensuite elle ouvre les yeux et se met à pleurer.

TREPLEV – Voilà, je t'avais bien dit que je ne suis pas le même homme.

NINA – Ce n'est pas pour ça que je pleure… Je pleure parce j'ai honte… Parce que je n'arrive pas à dire ce que je ressens… Et parce que tu ne m'embrasses pas, Kostya.

TREPLEV – Mais si, je t'embrasse…

NINA – Je suis à toi, Kostya, je suis revenue et je vais rester ici, avec toi, pour le reste de mes jours… Je serai ta femme Kostya, mais… dis-moi que tu m'acceptes à nouveau dans ta vie…

TREPLEV – Oui, Nina, je t'accepte à nouveau dans ma vie… Ou plutôt je t'accepte pour la première fois dans ma vie parce que tu n'as jamais été vraiment ma femme, Nina… Tu as été ma vie, mais tu n'as pas été ma femme…

NINA – Oui, oui, dis-moi que je suis de retour, Kostya, que je suis de retour dans ta maison et dans ta vie… Et sache que je suis heureuse, Kostya… J'ai peut-être l'air d'un fantôme, je suis fatiguée, c'est vrai, mais je sais ce que je dis… J'avais besoin de revenir ici, ici dans ta maison et… et je veux surtout ne plus jamais sortir d'ici…

TREPLEV – Bien, Nina, comme tu veux, Nina… Viens te réchauffer d'abord… Tu dois avoir faim, je vais te préparer un thé et à manger…

NINA – Non, je veux plutôt dormir, Kostya… Je suis fatiguée… J'ai l'impression de n'avoir pas fermé l'œil depuis quinze ans… Depuis que…

Elle se recroqueville sur le canapé.

NINA – Il faut que je dorme maintenant, tout de suite.

Elle s'endort brusquement. KOSTYA la couvre avec une couverture, ensuite il se verse de nouveau à boire.

Un chien aboie dehors. On entend le sifflement du vent. La pendule frappe plusieurs coups.


SCENE 2retour en haut de la page

TREPLEV dort la tête sur son bureau. NINA, qui dort sur le canapé, sursaute.

NINA – Kostya !

TREPLEV – Oui ?

NINA – J'ai peur.

TREPLEV – Je suis là, Nina.

NINA – J'ai beaucoup dormi ?

TREPLEV – Non.

NINA – Tu fais quoi ? Tu écris ?

TREPLEV – Non… Oui… J'ai écrit un peu tout à l'heure, et puis je me suis endormi...

NINA – C'est quoi ce bruit ?

TREPLEV – C'est le vent… Le temps se gâte, la neige tombe sans cesse… Le vent soulève la neige et la renvoie vers le ciel… Cette nuit, la terre et le ciel sont apparemment terriblement fâchés l'un contre l'autre. C'est la fin du monde.

NINA – J'entends des chiens qui aboient… Ou ce sont peut-être des loups ?

TREPLEV – Ce sont des chiens qui ont peur des loups. Tout le monde a peur cette nuit.

NINA – Moi aussi j'ai peur, Kostya.

TREPLEV – Tu n'as pas de raisons d'avoir peur, Nina. Tu es rentrée chez toi. Tu es dans ta maison, au chaud. J'ai chauffé toutes les pièces, tu pourras te promener d'une pièce à l'autre sans prendre froid. J'ai chauffé de l'eau, tu pourras prendre un bain, et puis… et puis tu pourras te rendormir et te réveiller de nouveau et puis prendre ton petit déjeuner et puis…

NINA – Tu penses que les trains circulent toujours par ce temps là ?

TREPLEV – Non, le train avec lequel tu es venue était le dernier à pouvoir quitter Moscou… Je pense que demain on aura de la neige jusqu'au toit.

NINA – C'est bien, Kostya, je voudrais que la neige nous recouvre totalement…

TREPLEV – Elle nous recouvrira totalement.

NINA – Je veux qu'on reste caché ici à tout jamais.

TREPLEV – Oui, Nina.

NINA – Promets-moi que tu n'ouvriras jamais la porte à personne.

TREPLEV – Je n'ouvrirai la porte à personne.

NINA – Je voudrais que cette maison disparaisse peu à peu, avec nous à l'intérieur… Je voudrais que la neige nous couvre et que les champs qui nous entourent deviennent une mer de glace… et qu'au printemps toute cette maison, devenue un immense bloc de glace, parte à la dérive, avec nous à l'intérieur…

TREPLEV – Oui, Nina, parce que tu le veux, on va disparaître comme ça de l'univers…

NINA – Tu es le seul homme sur terre qui m'a vraiment aimée, Kostya.

TREPLEV – Je ne sais pas.

NINA – Oui, je le sais.

Pause. Dehors, la tempête de neige fait rage.

NINA – Lis-moi une page, Kostya.

TREPLEV – Je ne sais pas si tu vas aimer…

NINA – Oui, je vais aimer.

TREPLEV – Mes récits sont mal aimés… Mes livres ne se vendent pas… On me dit que mes histoires sont incompréhensibles.

NINA – Lis-moi quelque chose, Kostya. Maintenant ma vie ne sert plus qu'à ça, à te comprendre.

TREPLEV lit une page.

TREPLEV – Aujourd'hui j'ai quitté ma maison, j'ai quitté mon village, j'ai quitté mon passé pour commencer mon rêve, pour commencer le voyage de mes rêves. Ou peut-être je suis encore dans ma maison et je rêve d'être enfin parti ? Mais non, voilà mes parents, mes sœurs et mes frères qui me disent adieu et qui continuent à me faire des signes en agitant leurs mouchoirs pendant que je m'éloigne. Mais est-ce que je m'éloigne vraiment, ou bien ce sont eux qui s'estompent dans un rêve que nous faisons ensemble ? Je ne sais pas, mais, de toute façon, je marche, je sens que je marche, je marche comme dans un rêve, dans un brouillard épais, mais je marche, je sens une fatigue réelle, la preuve que je ne rêve pas. Quoique, parfois, certains rêves, surtout lorsqu'ils deviennent des cauchemars, nous donnent la même sensation de fatigue, nous épuisent sans qu'on fasse le moindre geste. Maintenant je suis très loin, très loin de tout, ça fait trois jours que je marche. C'était mon rêve de quitter ma maison, mais, chose étrange, plus je m'éloigne plus j'ai la sensation d'être en fait sur le chemin du retour… Je m'éloigne ou je suis en train de rentrer chez moi ? Ou bien je tourne en rond et je ne fais que tracer des cercles de plus en plus grands, et puis de plus en plus petits, autour de ma maison, le lieu que je hais le plus au monde, et que je porte toujours avec moi dans mon cœur, et qui ne me quitte jamais ? Comment s'éloigner alors d'un point que tu portes sans cesse en toi, de ce centre du monde qui est toi-même ? Quand tout voyage est un cercle, comment s'éloigner du centre du cercle ?

Pause.

NINA – Tu écris pour des philosophes, Kostya.

TREPLEV – Je ne sais pas.

NINA – Tu n'écris pas pour les gens d'aujourd'hui, tu écris… pour un monde qui n'est pas encore né.

TREPLEV – Et pourtant j'écris ce que je ressens.

NINA – Tes paroles m'ont toujours fait peur. Mais en même temps j'ai l'impression de me retrouver dans tes paroles. Quelle heure est-il ?

TREPLEV – Il est trois heures du matin.

NINA – J'ai l'impression que quelqu'un nous guette par la fenêtre.

TREPLEV – Toutes les vitres sont gelées. Il y a des fleurs de glace sur toutes les fenêtres.

NINA – J’ai l'impression que quelqu'un nous guette à travers ces fleurs de glace. Je viens de faire un cauchemar. J'ai rêvé que Boris Alekséïévitch Trigorine était là.

TREPLEV – Il n'est pas encore là.

NINA – J'ai cru l'entendre frapper à la fenêtre.

TREPLEV – Tu trembles, Nina. Tu penses toujours à Trigorine.

NINA – J'ai cru l'entendre crier. Ouvre la porte, Kostya, je pense qu'il rôde comme un fou autour de la maison. T'entends ces cris ?

TREPLEV – Ce sont des corbeaux.

NINA – Des corbeaux ? Des corbeaux qui crient en pleine nuit ?

TREPLEV – Des corbeaux et des chouettes. Quand les forces de la nature se déchaînent comme ça, les oiseaux ont peur, eux aussi…

NINA – C'est vrai, Kostya, que tu as voulu, il y a quinze ans, le provoquer en duel ?

TREPLEV – Oui.

NINA – Tu voulais le tuer, c'est ça ?

TREPLEV – Oui, j'ai voulu le tuer. Bien que j'aime beaucoup ce qu'il écrit, j'ai voulu le tuer.

NINA – C'était à cause de moi ?

TREPLEV – Oui.

NINA – Je voudrais que tu le tues aujourd'hui.

TREPLEV – Oui, je le ferai.

NINA – Prépare ton fusil, Kostya. Si jamais il vient ici et qu’il frappe à la porte, ou à la fenêtre, je voudrais que tu lui tires une balle dans la poitrine.

TREPLEV – Je le ferai.

NINA – Est-ce que ce vieux fusil marche encore?

TREPLEV – Oui.

NINA – Il est chargé ? Je veux voir comment tu le charges.

KOSTYA charge le fusil.

TREPLEV – Voilà, il est prêt.

NINA – Essaye-le.

TREPLEV – Ici, dans la maison?

NINA – Oui. Tue cette mouette empaillée.

TREPLEV – Je l'ai déjà tuée une fois, Nina.

NINA – Je veux que tu la tues encore une fois. Tire ! Je veux être sûre que ce fusil marche.

TREPLEV tire sur la mouette empaillée.

NINA – Tu l'as ratée ! Tu l'as ratée !

Le vent pousse la porte. Tourbillon de neige dans la pièce. Noir.

 

SCENE 6retour en haut de la page

Comme dans la première scène, la grande pièce de la maison de TREPLEV.

La pièce est vide. Il neige dehors. On frappe à la porte. On frappe à la fenêtre. On frappe de nouveau à la porte. La porte s'ouvre. Entre TRIGORINE avec une grosse valise.

TRIGORINE – Konstantin Gavrilovitch, vous êtes là ? (Il dépose la valise, fait quelques pas dans la pièce.) Je n'aurais peut-être pas dû venir… Surtout par ce temps… Konstantin Gavrilovitch… (Il s'arrête devant le miroir, reste immobile un temps, puis il enlève le châle qui couvre le miroir.) Konstantin Gavrilovitch… (Il s'arrête devant la pendule, constate que celle-ci est arrêtée, consulte sa montre et remet en marche la pendule tout en la mettant à l'heure.) Il n'y a personne ?

TREPLEV – Bonjour Boris Alekséïévitch…

TRIGORINE – Ouf, je suis content de vous revoir, Konstantin Gavrilovitch… Elle va bien ?

TREPLEV – Oui…

TRIGORINE – J'étais fou d'inquiétude… D'autant plus qu'à Moscou tout va mal… Tenez, je vous ai apporté des journaux… Notre armée déserte le front et veut faire la révolution… Il y a trois jours, à Sankt Petersbourg, la garnison a tiré dans la foule, mais le lendemain les soldats sont passés du côté des révolutionnaires… Je pense qu'à l'heure où nous en parlons, le Tsar se prépare à abdiquer… Voilà, comme si on avait besoin d'un malheur supplémentaire… Vous n'avez presque pas changé, Konstantin Gavrilovitch.

TREPLEV – Vous non plus, Boris Alekséïévitch. Vous non plus.

TRIGORINE – Mais si… N'oublions pas que je suis plus âgé que vous… Quoique, chez les hommes qui entrent dans la deuxième moitié de la vie, la différence d'âge s'estompe…

TREPLEV – Donnez-moi votre manteau, Boris Alekséïévitch. Et asseyez-vous. Je vous attendais… Ce matin j'ai allumé le samovar spécialement pour vous…

TRIGORINE – Elle dort ?

TREPLEV – Oui, elle dort.

TRIGORINE – Elle tousse beaucoup ?

TREPLEV – Non.

TRIGORINE – Elle n'a pas pris froid ?

TREPLEV – Non, mais elle n'a rien voulu manger hier soir.

TRIGORINE – Elle est partie habillée dans sa robe de spectacle, sans gants, sans rien, seulement un manteau léger sur les épaules… Sans bottes non plus, seulement des bottines qui ne tiennent pas chaud.

TREPLEV – Mais vous lui avez apporté tout ce qu'il faut, j'imagine…

TRIGORINE – Oui… Oui… Voilà… (Il ouvre la valise.) Tenez… c'est sa robe de chambre en molleton… Mettez-la à côté d'elle, sur son lit, pour qu'elle l'enfile dès qu'elle se réveille… (TREPLEV s'exécute.) Il fait frais chez vous.

TREPLEV – Je vais apporter du bois pour rallumer les feux.

TRIGORINE – J'imagine qu'elle ne veut pas me voir, pour l'instant.

TREPLEV – Oui, elle m'a demandé de vous tuer.

TRIGORINE – Elle a toujours été un peu excessive… (Il sirote son thé.) Il est bon, ce thé. A Moscou, on ne trouve rien dans les magasins… Ni thé, ni sucre… Mais j'ai apporté une bouteille de vodka… Oui, notre Nina a toujours été plus près de ses rêves que de la réalité.

TREPLEV – Et pourtant vous ne pouvez pas vivre sans elle.

TRIGORINE – Je ne sais pas. Au début, oui, j'ai eu cette impression, de ne pas pouvoir vivre sans elle… Quand je pense que tout ça s'est passé dans cette maison… C'est dans cette maison que je l'ai connue… c'est dans cette maison où votre mère m'avait invité pour passer un été, que j'ai trahi tout le monde… Et pourtant je sens que cette maison ne m'est pas hostile…

TREPLEV – Non, cette maison a toujours été comme ça… très chaleureuse avec tout le monde… presque trop chaleureuse… Les invités de ma mère, une fois installés ici, s'y trouvaient si bien qu'ils ne voulaient plus jamais repartir… Et cela me rendait fou… Je n'avais pas un seul moment de tranquillité dans ma propre maison…

TRIGORINE – Je me suis toujours posé la question… pourquoi nous aimons tellement regarder et visiter des maisons ? Moi, je suis capable de me promener pendant des heures dans un quartier de la ville pour contempler les maisons. Je regarde, je compare… Celle-ci t'attire… l'autre est plutôt froide et te repousse…

TREPLEV – Elles sont peut-être un peu… comme les femmes…

TRIGORINE – Oui, c'est sûrement ça. Les maisons sont comme les femmes, tu as ou tu n'as pas envie de les habiter… Tenez, j'ai apporté aussi un peu de sucre. J'aime boire le thé très sucré, c'est à cause de votre mère qui me mettait toujours beaucoup de sucre dans le thé.

TREPLEV – Merci, Boris Alekséïévitch, mais il ne fallait pas vous déranger autant.

TRIGORINE – On m'a dit que depuis la mort de votre mère, vous vous êtes mis à travailler la terre comme un paysan. C'est vrai ?

TREPLEV – Oui.

TRIGORINE – Et ça vous a fait du bien ?

TREPLEV – Non… Ça m'a épuisé… Mais à la fois… j'ai pu oublier des choses… Au début j'ai voulu imiter Tolstoï… Mais en effet, ce que je cherchais surtout, c'était la fatigue… La fatigue physique… car autrement je ne pouvais pas dormir, je ne pouvais pas empêcher mon cerveau à tourner en rond… Donc, les seuls remèdes c'était ou la fatigue ou le suicide…

TRIGORINE – Vous me haïssez, Konstantin Gavrilovitch ?

TREPLEV – Je ne sais pas. Mais vous l'aimez toujours, Boris Alekséïévitch ?

TRIGORINE – Je ne sais pas… Je l'ai aimée pendant un été, ça c'est sûr… Mais après, mon amour s'est transformé plutôt en une sorte de culpabilité. Je vous dis tous cela parce que… parce qu'avec l'âge toutes mes certitudes se sont érodées… Tout ce que je sais c'est que… je suis encore troublé à cause d'elle… Je sais bien que vous n'aviez pas du tout envie d'être notre confident, mais parce qu'elle est venue chez vous… je vais vous dire quelque chose… je pense qu'elle a vécu pendant quinze ans avec moi, mais mentalement elle ne vous a jamais quitté, vous.

TREPLEV – Comme forme de consolation, j'avoue que c'est faible. J'aurais largement préféré être à votre place…

TRIGORINE – Vous êtes sûr, Konstantin Gavrilovitch ? Il y a des hommes qui préfèrent souffrir toute leur vie pour une femme absente, que d'affronter la réalité de la vie avec une femme. Rater un grand amour, agoniser pendant des années à cause d'une femme, ça créé une aura de malheur qui nous aide à nous grandir à nos propres yeux… Eviter la banalité et l'érosion des sentiments, préserver le côté platonique de la relation, voilà une forme de richesse intérieure… Mais de toute façon, nous sommes maintenant dans la situation de changer de rôles. Elle est venue vivre avec vous, d'après ce que je vois.

TREPLEV – Je ne sais pas ce qu'elle veut vraiment, Boris Alekséïévitch. Ce qu'elle voulait hier soir n'est peut-être plus valable aujourd'hui.

NINA entre habillée dans la robe de chambre apportée par TRIGORINE. Mais elle refuse de voir TRIGORINE et s'approche de TREPLEV.

NINA – Kostya… regarde les cernes que tu as… Tu n'as presque pas du tout dormi…

TREPLEV – Nous avons de la visite, Nina…

NINA – Ah, j'ai faim ! J'ai une faim de loup !

TREPLEV – Boris Alekséïévitch nous a apporté du pain… et du sucre… Viens, on va se régaler…

NINA – Je ne vais plus jamais lui adresser la parole. Cet homme n'existe plus pour moi. Dis-lui, Kostya, qu'il n'existe plus pour moi.

TREPLEV (à TRIGORINE) – Je vous informe, Boris Alekséïévitch, que vous n'existez plus pour votre femme Nina Mikhaïlovna.

NINA – D'ailleurs il ne m'a jamais épousée, ce monstre. Dis-lui, Kostya, que pour moi il est un monstre.

TREPLEV – Pour votre femme que vous n'avez même pas épousée, vous êtes devenu un monstre, Boris Alekséïévitch.

NINA – Oui, c'est ça le mot… un monstre… un monstre qui se nourrit de moi et de mon admiration pour lui… et qui a dévoré déjà ma virginité, ma candeur, mes années de jeunesse… Il m'a eue, fraîche et naïve, entres ses pattes, pendant 15 ans… J'ai été son jouet, rien qu'un objet à assouvir ses fantasmes…

TREPLEV – Excuse-moi, Nina, mais je dois apporter du bois…

TREPLEV sort. On l'entend fendre des bûches. Long silence.

NINA – Tu m'as apporté aussi mon chapeau de fourrure ?

TRIGORINE – Oui, Ninotchka.

NINA – Et mes gants doubles-manchons ?

TRIGORINE – Oui, Ninotchka.

NINA – Et ma trousse de maquillage rose ?

TRIGORINE – Oui, elle est là…

NINA – Tu te rends compte, maintenant, à quel point tu m'as blessée ?

TRIGORINE – Mais, je n'ai fait qu'écrire un récit…

NINA – Je veux que tu sortes d'ici tout de suite.

TRIGORINE sort. Après quelques secondes, on entend deux haches qui coupent du bois.

NINA ouvre la valise apportée par TRIGORINE.

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La pièce est un jeu littéraire. Le parcours de trois personnages qui se croisent à nouveau... Le parcours d’un trio amoureux, amoureux de l’amour, de l’art… Deux écrivains, Trigorine et Treplev. Une actrice, Nina. Dans le musée de la vie. Juste regarder le spectacle du monde. C’est amusant, étonnant C’est aussi l’histoire d’une révolution jamais terminée. Et vivante. Tout cela est une comédie.

(Théâtre des Variétés, Paris)

Un auteur Roumain, réfugié politique en France, monté au théâtre des Variétés, cela est quelque peu surprenant. En réalité, ce théâtre à la programmation facile cache dans son grenier une minuscule salle qui elle-même renferme des trésors . Le joyau du moment s’y découvre pendant 7 jours seulement, il s’agit d’un texte de l’excellent Matei Visniec mis en scène par Isabelle Hurtin, au titre implacable, comme toujours chez lui. Courrez découvrir « De la fragilité des mouettes empaillées » au petit théâtre des variétés. Nina déboule dans la vie de Kostia 15 ans après l’avoir quitté. Entre temps, elle aura vécu avec l’auteur et metteur en scène Trigorine. Nous sommes en février 1917, dans une maison isolée par la neige. Le très beau décor sublimé par un bon travail de lumière permet une écoute parfaite de ce texte cynique, porté par des comédiens tous excellents. En avant scène, une mouette empaillée est suspendue. L’oiseau et les noms des protagonistes nous emmènent dans l’histoire de La mouette d’Anton Tchekhov , pour mémoire, la mouette empaillée est l’oiseau que Konstatin ( Kostia) a tué et offert à Nina . Dès le deuxième acte, Trigorine refait irruption dans la maison . Le spectacle est un trio amoureux autour de la douce folie de Nina, actrice ratée et légèrement alcoolique,à laquelle Trigorine balance « tu n’as jamais été mauvaise comédienne, Nina, tu as seulement été toi-même ». Le texte de Visniec vient dire l’engagement des artistes dans la Révolution, l’un , Trigorine est resté à Moscou, l’autre Kostia a choisi la terre , en habitant dans la maison reculée de sa défunte mère. Le texte est succulent, extrêmement critique du communisme révolutionnaire, comme toujours chez Visinec. On se souvient du génial « l’histoire du communisme raconté par des débiles mentaux » que l’on retrouvera au théâtre du Garde Chasse la saison prochaine. Les envolées lyriques de Nina contre le temps qu’elle amadoue en arrêtant « toutes les montres et toutes les pendules » sont magnifiques et le duo des deux concurrents en même temps complices est un délice. L’allégorie du temps figé revient par le symbole de la neige qui empêche les trains de rentrer à Moscou et qui gèle les soldats surveillant les artistes menaçants pour le régime.

(Amelie Blaustein Niddam, Laboiteasorties.com)

Une datcha perdue au fin fond de la steppe. Inutile de fermer les portes, il n'y a pas de voisins. Une femme entre, qui connaît les lieux, y revient après des années ... le vent souffle sur cette demeure fantomatique. Le tic-tac de la pendule a le rythme d'un glas. Treplev était allé chercher du bois afin de chauffer cette maison vide dans laquelle il passe son temps à écrire et il découvre Nina. Elle a marché longtemps pour venir jusqu'à lui, est frigorifiée, nerveuse, semble un peu folle aussi. Débarque t-on ainsi après une si longue absence ? ... Très curieusement, l'hôte semble à peine surpris et on comprend très vite qu'il l'attendait sans trop y croire mais elle est là, omniprésente et ce rescapé de deux tentatives de suicide reste disponible, pire - soumis, esclave de cette femme qui témoigne d'une monstrueuse autorité. La mouette empaillée tel le phénix renaît de ses cendres et la pendule s'arrête. Arrivée de Trigorine, l'auteur reconnu, celui pour lequel 15 ans plus tôt, Nina a quitté Kostia afin de le suivre. Maintenant elle ne veut plus de lui, l'accuse d'avoir volé sa jeunesse et va jusqu'à souhaiter sa mort. Deux hommes amoureux se tiennent en équilibre sur le fil du rasoir que peut constituer un caprice de femme. Ils ne tarderont pas à assister à l'arrivée d'un troisième que le froid a transformé en statue de sel et qui symbolisera la possibilité d'envol car il est plus jeune qu'eux. " Tout cela est une comédie " précise l'auteur. Certes, la comédie de la vie qui déclenche le rire quand il s'agit de faire barrage aux larmes. Ces personnages sortis tout droit de Tchekhov vivent une situation en décalage, les rêves de chacun ayant été plus grands que leur destin en une époque de grands bouleversements. L'action se situe en 1917 et ce soldat est symboliquement là pour le rappeler. Mateï Visniec nous raconte tout cela avec une apparente légèreté, la vie n'est elle pas une plaisanterie qui nous est faite à la façon de cette encre gelée avec laquelle on avait l'intention d'écrire l'avenir souhaitable ? Il s'agit ici d'une création donc d'un nouveau texte à découvrir écrit par un auteur à l'inépuisable imagination. Mais faites vite, la pièce n'étant programmée en ce lieu que jusqu'au 20 juin.

(Simone Alexandre www.theatrauteurs.com)

Théâtre des Variétés, Paris, 2010, mise en scène Isabelle Hurtin

anglais (disponible en format électronique, traduction Jeremy Lawrence)

roumain (disponible en format électronique, traduction par l'auteur)

japonais (disponible en format électronique, traduction Hiromi Yamada)

MENTIONS LEGALES

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