Le drenier Godot

LE DERNIER GODOT

Editions Actes Sud – Papiers, 1998

Pièce écrite en 1987

2 rôles (2 hommes)

 

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L'impossible rencontre de Beckett et de Godot. L'auteur et son personnage se retrouvent devant un théâtre qui vient de fermer, après le dernier spectacle possible...

Personnages :

BECKETT
GODOT


Rue en pente, vaguement animée, au crépuscule. GODOT, un homme maigrichon mais décemment habillé, est assis sur le bord du trottoir, les pieds dans le ruisseau. Il fume, l'air triste, sans pensées. Tout près, une poubelle renversée.

De quelque part, d'un endroit invisible, on entend une porte qui s'ouvre, une bagarre sourde et un deuxième homme maigrichon (mais décemment habillé) est jeté sur le trottoir. Ainsi qu'on verra plus tard, ce deuxième homme maigrichon est SAMUEL BECKETT lui-même. Le personnage roule presque sur GODOT.

BECKETT – Excuse-moi.

GODOT – Ça ne fait rien.

BECKETT (époussetant ses habits) – Je ne voulais pas te faire du mal.

GODOT – Eh, ça alors !

BECKETT (arrangeant son chapeau) – Des voyous. Partout des voyous.

GODOT – C'est normal. (Le regardant attentivement.) Eh, regarde, ta manche est décousue !

BECKETT (levant son bras gauche et touchant son aisselle) – Je l'avais senti.

GODOT – Ils t'ont frappé ?

BECKETT – Non. Ils m'ont plutôt sali.

GODOT (en lui tendant le mégot) – Tu veux un taf ?

BECKETT – Merci.

GODOT – Assieds-toi. Pourquoi tu ne t'assieds pas ? (BECKETT s'assoit sur le trottoir, les pieds dans le ruisseau.) J'ai l'impression qu'ils t'ont jeté dehors. Hein, ils t'ont jeté dehors ?

BECKETT (légèrement irrité) – Est-ce que t'as vu qu'ils m'ont jeté dehors ?

GODOT (triste) – En vérité, ils m'ont jeté dehors aussi.

BECKETT – D'où ?

GODOT – Du théâtre.

BECKETT – Quand ?

GODOT – Tout à l'heure.

BECKETT – Tu avais un billet ?

GODOT – Oui.

BECKETT – Et alors ?

GODOT – Ils n'ont pas voulu jouer pour un seul spectateur.

BECKETT – Tu devais insister. Si tu avais un billet, il fallait se battre. Ils n'avaient pas le droit de ne pas jouer. Voilà ce que je te dis : ils devaient joueur ! Même si tu étais seul. Il fallait se battre.

GODOT – Avec qui se battre ? Avec ces gens-là…

BECKETT – Tu ne devais pas te laisser faire. Tu as eu tort de te laisser faire. Ils sont obligés de jouer. Même s'il n'y a que cinq personnes dans la salle. Ça ne compte pas. C'est des acteurs. C'est leur métier.

GODOT – Peut-être qu'eux aussi ils en ont marre. Avant-hier il y avait cinq personnes, comme tu dis. Et ils ont joué. Tu comprends ? Ils sont peut-être fatigués eux aussi… Tout le monde est fatigué. (Pause. Il reprend le mégot et tire une bouffée.) Hier il n'y en avait que deux.

BECKETT – Comment tu sais qu'il n'y avait que deux ?

GODOT – J'étais un des deux. (Tire encore une bouffée.) Je vais te montrer quelque chose… Tu sais lancer le mégot avec deux doigts ? Regarde… Tu l'attrapes comme ça… avec ce doigt, là… Tu lui donnes une pichenette, et alors il prend de la vitesse… (Il lance le mégot sur l'autre trottoir.) T'as vu ? Tu peux faire ça ?

BECKETT – C'est tout ce que t'avais à foutre ?

GODOT – Foutre quoi ?

BECKETT – Ça, venir hier et aujourd'hui !

GODOT – Ah, mais je viens toujours. Je viens tous les soirs.

BECKETT – Il me semblait bien que j'avais déjà vu ta gueule.

GODOT – Moi aussi j'avais déjà vu ta gueule. C'était pas toi, le type au fond de la salle ? Je veux dire, hier soir, c'était pas toi le deuxième ?

BECKETT – Si, c'étais moi. Crénom, c'était bien moi.

GODOT – J'avais pigé que c'était toi. Dès que je t'ai vu, j'ai pigé. Et qu'est-ce que tu foutais ?

BECKETT – C'est moi qui l'ai écrit.

GODOT – Quoi ?

BECKETT – Ce truc. Je l'ai écrit.

GODOT – C'est pas vrai. C'est toi qui l'as écrit ?

BECKETT – Moi.

GODOT – C'est-à-dire c'est toi l'auteur ?

BECKETT – Moi. C'est moi.

GODOT – Formidable. Donc tu existes.

BECKETT – Bien sûr que j'existe. Qui t'as mis dans la tête que je n'existais pas ?

GODOT – A vrai dire, j'avais compris depuis longtemps que tu existais. Ça fait bien quelques années que je me suis demandé si tu existais vraiment. Je me disais : existe-t-il ou n'existe-t-il pas ? Il y avait des jours où il me semblait que tu ne pouvais pas exister. Tu comprends ? Il y a des jours comme ça. Des jours et des jours, tu vois ? Toutes sortes de jours. Mais tu ne peux pas piger. Avec ta caboche vide…

BECKETT – Je vais te foutre une…

GODOT – Ah, tu veux me frapper ? Frappe ! Vas-y, frappe ! (Pause. Il le regarde, hargneux.) Si tu veux le savoir, tu m'as assez frappé ! Tu ne dois plus me frapper. Tu m'as assez frappé jusqu'à maintenant.

BECKETT – Ce n'était pas de ma faute. Je t'ai fait mal parce qu'ils m'ont poussée.

GODOT – Et voilà ! Tu ne piges rien. (Le fixant.) Je ne parle pas de ce soir. Je parle en général. Depuis des années tu me fais tourner en bourrique.

BECKETT – Je te fais tourner en bourrique ?

GODOT – Oui, toi ! Tous les soirs, chaque seconde, depuis des années. Tu m'as écorché vif, tu m'as écrabouillé, tu m'as détruit. T'as fais de moi un fantôme, un fantoche, tu m'as humilié. Est-ce que c'est un personnage, ça ? (Il se met debout, menaçant.) Malheureux ! Maintenant tu vas payer tout, tout ! (Ecrasant.) Je suis Godot !

BECKETT – Qu'est-ce que tu dis ?

GODOT – Je suis Godot ! Ça te dis quelque chose ? Est-ce que tu te rends bien compte ? Ton heure a sonné. Tu dois quand même te rendre compte, sentir que ton heure a sonné !

BECKETT – T'es fou. Ils ne t'ont pas jeté dehors pour rien.

GODOT – Moi, fous ? Moi ? C'est toi qui es fou ! Ne me traites pas de fou. Je ne suis pas fou. C'est celui qui écrit qui est fou. C'est une façon d'écrire, ça ? Pourquoi tu ne regardes pas autour de toi, pour voir comment on doit écrire ? Est-ce qu'on a jamais vu un personnage qui n'apparaît pas ? Où ça ? (Il attend une réponse.) Judas !

Il se rassoit.

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Godot et Beckett, expulsés d'une représentation théâtrale, "glandent'"sur le trottoir, à côté d'une poubelle.
Voilà un résumé de la pièce de Visniec qui ressemble étrangement à celui qu'on pourrait faire de celle du Père Beckett : Vladimir et Estragon, largués dans la vie, "glandent"' en attendant Godot à côté d'un arbre.

C'est une caractéristique du théâtre dit "de l'absurde" : moins il arrive de choses dans 'histoire, plus c'est théâtral et dramatique. Et facile à résumer. Mais c'est vite dit, non ? Si le premier Godot met en scène les interrogations de l'Homme sur la condition et la destinée humaines, le dernier (?), lui, - et c'est son côté post-moderne - questionne la situation et l'avenir du théâtre. Et de l'Homme, cet éternel acteur (clown ?) en mal d'action - et c'est son allégeance au Père - : All the world's a stage comme l'a dit quelqu'un.

Le premier Godot compte 120 pages; le dernier, 12. Devinez pourquoi nous avons choisi le dernier ? Blague dans le coin, la bonne raison est qu'il renvoie, sans le pasticher, à un chef d'œuvre de l'histoire du théâtre. Le dernier donne l'occasion, plus de 50 ans après, de revisiter jouissivement le premier.

Né en Roumanie en 1956, trois ans après la première d'En attendant Godot (1953 à Paris et Berlin), Visniec vit et écrit - en français lui aussi - en France depuis 1987, soit cinquante ans après que s'y soit installé, en 1937, Beckett, né en Irlande en 1906, cinquante ans avant son cadet.
On joue les œuvres de Visniec aujourd'hui un peu partout dans le monde.
Un autre quelqu'un n'a-t'il pas dit Les derniers seront les premiers?

(Robert Germay, lors de la mise en scène de la pièce LE DERNIER GODOT au Théâtre Universitaire Royal de Liège, Belgique)

Le Jodel - Théâtre des Célestins Lyon, France, 1992, directed by Pascal Papini

Company Pli Urgent - Festival d'Avignon Off - 1996, directed by Michel Belletante

Théâtre Universitaire Royal de Liège, Belgium - 2010, directed by Robert Germay

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German(translation Helga Just)

Bulgarian (dtranslation Ognan Stamboliev)

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