de la sensation de l'elasticite

DE LA SENSATION DE L'ELASTICITE LORSQU'ON MARCHE SUR DES CADAVRES

Editions Lansman, 2010

Pièce écrite en 2009

15 rôles interchangables,
nombre minimum de comédiens : 2 femmes, 4 hommes

 

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Dans une prison roumaine, en 1959, quatre intellectuels, enfermés pour avoir critiqué le régime communiste, s’amusent une nuit en jouant « La Cantatrice chauve » de Ionesco. Le lendemain, l’enquête qui suit rivalise cruellement avec le théâtre de l’absurde.

Personnages :

Le Poète
Le rédacteur en chef
Le secrétaire de la Commission idéologique pour la littérature
(peut-être le même personnage que le Rédacteur en chef)
La Serveuse (Mitzi)
Vera (la sœur du Poète)
Le mari de Vera
Le Philosophe
L'Ancien ministre
L'Ancien magistrat
Le directeur de la prison
Le Juge
Plusieurs spécialistes en messages codés
Le directeur du théâtre
(peut-être le même personnage que le Rédacteur en chef)


SCENE 13

Le Poète, Le Philosophe, Le Théologue et L'Ancien Ministre devant le Comandant.

LE COMMANDANT – Je vous pose encore une fois la question… Pourquoi avez-vous ri toute la nuit de samedi à dimanche ? (Pause.) Alors ? Vous n'avez rien à dire ? Détenu Penegarou, je t'ai posé une question…
LE POETE – Oui, camarade Commandant.
LE COMANDANT – Alors, j'attends une réponse.
LE POETE – Ça n'a pas été toute la nuit, camarade Commandant.
LE COMMANDANT – Tu te moques de moi, camarade détenu ?
LE POETE – Non, camarade Commandant.
LE COMMANDANT – Mais si, tu te moques de moi, camarade détenu.
LE POETE – Mais non, camarade Commandant.
LE COMMANDANT – Mais si, vous avez osé rire à sanglots dans un pénitencier communiste, vous avez osez rire comme de fous dans une prison d'état, dans un lieu de rééducation… Qu'est-ce qui vous a fait rouler par terre de rire jusqu'à quatre heures du matin ? Détenu Penegarou, je t'écoute.
LE PHILOSOPHE – On a… raconté des… souvenirs…
LE COMMANDANT – Vous avez raconté des souvenirs…
LE PHILOSOPHE – Oui, on a…
LE COMMANDANT – Ta gueule ! Je sais que tu mens, espèce de vermine réactionnaire. Je vous pose encore une fois la question, à tous : pourquoi vous avez ri bruyamment et incessamment jusqu'à trois heures de matin ? Si je n'ai pas tout de suite la bonne réponse je vous envoie tous les quatre en régime strict d'isolation pendant deux mois avec de l'eau et du pain sec une fois tous les deux jours comme régime alimentaire.

Pause.

LE COMMANDANT – Alors ?

Pause.

LE COMMANDANT – Vous avez raconté des blagues politiques, n'est-ce pas ?
LE PHILOSOPHE – Non…
L'ANCIEN MINISTRE – Non…
LE THEOLOGUE – Pas du tout…
LE POETE – C'est ma faute, j'ai raconté une pièce…
LE COMMANDANT – Une pièce ?
LE POETE – Oui, une pièce de théâtre.
LE COMMANDANT – Une pièce de… quoi ?
LE POETE – Une pièce de théâtre. Qui se joue au théâtre.
LE COMMANDANT – Vous quatre, vous vous moquez de moi…
LE PHILOSOPHE – Non, camarade Commandant.
LE COMMANDANT – Et moi, je n'aime pas qu'on se moque de moi.
LE PHILOSOPHE – Camarade Commandant, on ne se moque jamais de vous. On n'oserait pas se moquer de ceux qui assurent notre rééducation.
LE COMMANDANT – Détenu Penegarou, viens ici.
LE POETE – A vos ordres, camarade Commandant.
LE COMMANDANT – Donc, tu racontais quoi, là ?
LE POETE – Je racontais une pièce de théâtre que j'avais lue avant d'être arrêté.
LE COMMANDANT – Et pourquoi ils riaient comme ça?
LE POETE – Parce que c'est très comique, camarade le Commandant.
LE COMMANDANT – Bon, alors tu me racontes tout ça à moi aussi.
LE POETE – Bon, c'est une pièce un peu… un peu différente… on appelle ça le théâtre de l'absurde.
LE COMMANDANT – Théâtre de l'absurde... Ici, en Roumanie ?
LE POETE – Non, en effet… il n'y a que l'auteur qui est roumain. Mais j'ai traduit ça en français… ça se joue à Paris.
LE COMMANDANT – Ça se joue à Paris ? !
LE POETE – Oui, ça se joue à Paris.
LE COMMANDANT – Mais ce n'est pas vrai… Je rêve… Vous êtes ou des imbéciles, ou des inconscients… Vous racontez, ici, chez moi, dans ma prison, un truc qui se passe à Paris ? C'est ça ? (Pause.) Bon, sortez-moi le texte sinon je vais vous fouiller à fond, jusqu'au trou du cul et jusqu'aux boyaux…
LE POETE – Mais non, la pièce, on ne l'a pas, j'ai raconté tout ça de mémoire… C'est une pièce que j'ai traduite en français…
LE COMMANDANT – Du français…
LE POETE – Oui…
LE COMMANDAT – Où est-ce que t'as appris la langue française ?
LE POETE – Je suis professeur de français, moi.
LE COMMANDANT – Au lieu de servir la langue de ta patrie, tu traduis du français… C'est qui qui l'a écrite ?
LE POETE – Il s'appelle Ionescou.
LE COMMANDANT – Ionescou ?
LE POETE – Oui, Ionescou.
LE COMMANDANT – Ionescou et comment ?
LE POETE – Ionescou Eugène.
LE COMMANDANT (à tous) – Et vous l'avez connu où ?
LE POETE – Moi, je ne l'ai pas connu…
LE COMMANDANT – Alors qui l'a connu ?

Pause.

LE COMMANDANT – Je pose encore une fois la question. Qui a jamais rencontré ce Ionescou ?
LE PHILOSOPHE – Moi, on a été ensemble à l'Université...
LE COMMANDANT – Ah bien, détenu Noica… Donc tu fais de la propagande absurde ici, dans une prison populaire ?
LE PHILOSOPHE – Non, camarade Commandant. Je n'ai fait qu'écouter cette pièce qui est totalement farfelue.
LE COMMANDANT – C'est à dire ?
LE POETE – C'est à dire qu'elle est absurde.
LE COMMANDANT – Détenu Steinhart !
LE THEOLOGUE – A vos ordres !
LE COMMANDANT – Pourquoi tu ris en coin ?
LE THEOLOGUE – Je ne ris pas en coin, camarade Commandant.
LE COMMANDANT – Colporter des pièces étrangères… Ici… dans ma prison ! Vous amuser au lieu d'accélérer votre rééducation… Et vous pensez que comme ça vous allez sortir un beau jour d'ici…
L'ANCIEN MINISTRE – Mais vraiment, on n'a rien fait de mal, camarade Commandant…
LE COMMANDANT – Ta gueule… Tu ne parles que si je te pose une question. Compris ? (Pause.) J'ai dit, compris ?
L'ANCIEN MINISTRE – Oui.
LE COMMANDANT – Je veux savoir qui est ce Ionescou.
LE PHILOSOPHE – C'est un écrivain d'origine roumaine qui vit à Paris.
LE COMMANDANT – A Paris ? !
LE PHILOSOPHE – En France, à Paris.
LE COMMANDANT (il s'adresse à tous) – Et comment êtes vous entré en contact avec lui ?
LE POETE – On n'est pas en contact avec lui. J'ai lu seulement sa pièce. C'est tout.
LE COMMANDANT – T'as lu seulement sa pièce…
LE POETE – Oui…
LE COMMANDANT – La ferme !

Pause. Le Comandant fait les cent pas.

LE COMMANDANT – Bon… On aura beaucoup de travail, nous… Vous êtes donc en contact avec des agents basés à l'étranger… Booon…
LE THEOLOGUE – Camarade Comandant… On a ri parce que c'était une pièce comique, c'est tout. Notre camarade codétenu Penegarou est aussi traducteur de littérature française… C'est comme ça qu'il a lu cette pièce…
LE COMMANDANT – Elle s'appelle comment, cette pièce ?
LE POETE – "La cantatrice chauve".
LE COMMANDANT – "La cantatrice chauve"…
LE POETE – Oui…
LE COMMANDANT – Et vous trouvez ça comique…
LE POETE – Elle est comique parce que… comme je disais… elle est un peu absurde.
LE COMMANDANT – Et vous riez d'une pièce absurde dans une prison de haute sécurité… Boon… Racontez-moi l'histoire.
LE POETE – C'est… c'est l'histoire d'un couple de bourgeois… qui rend visite à un autre couple de bourgeois… c'est presque tout. Il y aussi une camériste qui terrorise tout le monde et un pompier qui n'a aucun feu a éteindre…
LE COMMANDANT – Oui, je meurs de rire…

Pause. Le Comandant ouvre un dossier.

LE COMMANDANT – Vous avez commencé à rire vers onze heures du soir et vous avez cessé votre charivari à deux heures du matin. Vous avez rit sans cesse pendant trois heures… Vous avez éclaté de rire tous les quatre en même temps, environs 115 fois… Ça veut dire que vous avez éclaté de rire une fois toutes les deux minutes… Je veux savoir pourquoi. Camarade détenu Penegarou, c'est à toi que je pose cette question…
LE POETE – C'était parce que… on a joué aussi… la première scène… dans le noir…
LE COMMANDANT – Vous avez joué la première scène…
DETENU PENEGAROU – Oui…
LE COMMANDANT – Oui…
DETENU PENEGAROU – Oui…
LE COMMANDANT – Bon, alors vous allez me rejouer ça… Mais exactement comment vous l'avez fait cette nuit…

Les quatre détenus rejouent la scène.

TOUS LES QUATRE (ils "jouent" 13 coups d'horloge) – Bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang…
LE POETE – Tiens, il y a neuf heures anglaises !

Tous les quatre pouffent de rire.

LE COMMANDANT – Pourquoi vous riez ?
LE POETE – On rit à cause de… à cause de l'horloge... anglaise.
LE COMMANDANT – Quelle horloge ?
LE POETE – C'est dans la pièce. Il y a une horloge anglaise qui frappe des coups anglais...
LE COMMANDANT – Encore une fois !

Les quatre détenus rejouent la scène.

TOUS LES QUATRE – Bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang…
LE POETE – Tiens, il y a neuf heures anglaises !
LE PHILOSOPHE – Nos enfants anglais ont bu de l'eau anglaise.
L'ANCIEN MINISTRE – "Mais l'huile de l'épicier du coin est de bien meilleure qualité que l'huile de l'épicier d'en face".
LE POETE – Marry a bien cuit les pommes de terre anglaise.
LE THEOLOGUE – "Le yaourt est excellent pour l'estomac, les reins, l'appendicite et l'apothéose".
LE POETE – Mais non ! "Seul la marine est honnête en Angleterre"…
TOUS LES QUATRE – Bang… bang… bang… bang… bang… bang… bang…
LE POETE – Tiens, il y a deux heures anglaise.
TOUS LES QUATRE – Bang… bang…
LE POETE – Tiens, il y a dix heures anglaises…
LE PHILOSOPHE – Pourquoi, parce qu'on vient de frapper à la porte ?
LE POETE – Ce n’était pas la pendule, c’était la sonnette.
LE THEOLOGUE – De toute façon il n'y a personne à la porte lorsque la pendule frappe sept coups anglais et on sonne à la porte.
L'ANCIEN MINISTRE – D'ailleurs il n'y a jamais personne à la porte lorsqu'on frappe à la porte…
LE DIRECTEUR – Vous vous moquez de notre régime…
LE PHILOSOPHE – Mais non…
LE DIRECTEUR – Vous vous moquez de notre république populaire… Vous vous moquez de… D'où est-ce que vous avez eu le texte ?
LE POETE – On n'a pas eu le texte, on a improvisé.
LE DIRECTEUR – Ici, dans une prison roumaine ! Encore une fois !

SCENE 14retour en haut de la page

Le Poète. Il s'adresse directement au public.

LE POETE – Hier, lors de la promenade dans la cour, il m'est arrivé quelque chose d'incroyable. On m'avait sorti tout seul, dans la petite cour… Dans la petite cour on est obligé de tourner en rond, à pas égal, sans s'arrêter… D'habitude ils nous laissent faire cela une centaine de fois… Si nous sommes plusieurs, nous n'avons pas le droit de se parler, ni de s'approcher les uns des autres. Nous sommes obligés de garder une distance d'au moins deux mètres par rapport à celui qui se trouve en face. Nous n'avons pas le droit ni de se regarder, ni de se faire de signes, ni de se passer des objets. Toute entorse à la règle se paye par une privation de promenade de deux ou trois mois…

Donc, comme je disais, on m'avait sorti tout seul. Je tournais en rond dans la cour, heureux de respirer enfin de l'air frais et pur. Heureux aussi de regarder le ciel. D'ailleurs, la cour est si moche, les murs tout autour sont si macabres que la seule chose à regarder c'est le ciel. J'avais tourné déjà une dizaine de fois quand, brusquement, j'ai aperçu quelqu'un devant moi… Un homme, un homme sorti de nulle part, habillé en costume de ville. J'ai cru avoir une hallucination, mais non, c'était tout à fait réel… Un homme dans la cinquantaine se promenait avec moi, devant moi, en respectant les règles strictes de la promenade. Comme moi, il regardait de temps en temps le ciel, il marchait d'un pas égal et, de temps en temps, il agitait ses bras comme pour se dégourdir… Nous avons fait comme ça trois ou quatre tours en silence… J'étais vraiment étonné de voir dans la cour un monsieur habillé en costume de ville… J'ai eu même l'impression que, par miracle, les pas m'avaient dirigé en dehors de la prison et que je marchais en effet sur un trottoir… Au moment ou nous avons entamé la quatrième ronde, le monsieur qui était devant moi a tourné pendant une seconde la tête… J'ai pu voir ainsi son profil et en plus, il m'a adressé un clin d'œil… Oui, c'était ce que j'avais supposé… Ce monsieur sorti de nulle part était bel et bien Ionesco…

Je ne peux pas vous dire à quel point j'ai été troublé. Ionesco se promenant avec moi dans la cour de la prison ! Mais quel cadeau précieux ! Quelle forme sublime d'extase… Brusquement, ses paroles, ses répliques ont envahi mon cerveau. J'aurais tant voulu accélérer le pas pour l'attraper et pour lui adresser au moins une phrase, pour lui dire au moins "merci d'être là". Tout autour de nous je voyais un énorme essaim de répliques, mille répliques que j'adorais d'une façon viscérale, qui m'avaient libéré l'esprit et qui tournaient maintenant en cercle, au-dessous de nos têtes… Je ne comprends pas comment Ionesco avait fait pour venir là avec mes répliques préférées, par exemple "L'automobile va très vite, mais la cuisinière prépare mieux les plats" ou bien "Ne soyez pas dindons, embrassez plutôt le conspirateur" ou bien "Mon oncle vit à la campagne mais ça ne regarde pas la sage-femme" ou encore "Je ne peux pas tout faire car je n'ai pas sept mains car je ne suis pas une vache"… Mon cœur battait très fort et je faisait un gros effort pour ne pas éclater de rire. Je ne voulais surtout pas être pris pour un fou et, qui sait, être privé plus tard de mon droit à la promenade… Mais je trouvais quand même cela extrêmement drôle, le fait que Ionesco avait réussi à briser toutes les limites de la réalité et de la fiction pour faire irruption ici, dans la cour de ma prison, pour donner un sens à mon univers minable.

J'étais comme transporté, en transe, presque en train de m'envoler comme dans une peinture de Chagall, quand j'ai entendu la voix du gardien : "Détenu Penegarou, ta promenade est finie… Détenu Penegarou, je t'ordonne de t'arrêter et de regagner ta cellule… Détenu Penegarou tu es sourd, merde ?"


SCENE 15retour en haut de la page

Le Commandant, Le Poète.

LE COMMANDANT – Détenu Penegarou… Entre… Assieds-toi… Tu veux une cigarette ? Tiens…
LE POETE – Merci, camarade Commandant…
LE COMMANDANT – Bon… Regarde ça… (Il lui montre un très gros dossier.) Ça, c'est ton dossier… Epais, hein ? Ecoute, Sergiu Penegarou… Je vois que tu es… poète… Bon… Disons que ta poésie, pour moi… ça ne me dit rien… mais j'apprécie quand même… je ne sais pas ce que j'apprécie mais… J'apprécie, disons, le fait que tu ne sois pas un type ordinaire… Tu es… différent… Quoique, l'homme nouveau de notre société socialiste n'a pas, justement, le droit d'être différent… Il doit servir la patrie de tout son cœur… donc tous les cœurs doivent contenir la même chose… un amour immense pour la patrie… Mais, oublions ça, pour le moment… ce que je veux, tout d'abord, c'est de te donner un conseil… Je veux te donner un conseil en tant qu'homme… Parce que nous sommes aussi des hommes… Oublie que je suis le directeur de cette prison… Voilà… Oublions, deux minutes, qui nous sommes… Moi j'oublie que tu es détenu politique et toi tu oublies que je suis directeur… Nous sommes tout d'abord des hommes… des êtres humains… Et ce que je te demande, en tant qu'être humain, c'est de ne pas te moquer de moi… Tu piges ?
LE POETE – Oui.

Pause.

LE COMMANDANT – Oui… Oui, oui… Ecoute, Sergiu Penegarou… Pourquoi bon Dieu j'ai l'impression que tu te moques de moi lorsque tu dis "oui" ?
LE POETE – Mais je ne sais pas, camarade Commandant. Moi, je n'ai rien fait. Je suis un détenu modèle. Tout ce que je veux c'est de sortir d'ici. C'est tout.
LE COMMANDANT – Tu veux sortir d'ici mais ton dossier est lourd… Très lourd…
LE POETE – Camarade Commandant, je suis ici depuis bientôt trois mois et je n'ai même pas été jugé ! Vous trouvez ça normal ?
LE COMMANDANT – Et toi, tu trouves ça normal de pisser sur la statue de Staline ?
LE POETE – J'étais ivre mort. Je ne savais pas ce que je faisais.
LE COMMANDANT – Ecoute, Penegarou, tu as fait une chose si grave, que nos juges n'osent même pas te juger. Tu comprends ? Normalement ils auraient dû t'envoyer directement devant le peloton d'exécution. Voilà ce qu'ils auraient dû faire…
LE POETE – Je le répète depuis trois mois… J'étais ivre mort !
LE COMMANDANT – Et en plus, t'as crié "vive Staline !" Donc tu savais ce que tu faisais.
LE POETE – Je ne faisais que pisser par là, je veux dire passer par là, c'est tout. C'était à deux heures du matin, je venais de sortir d'un resto et j'avais envie de pisser, c'est tout.
LE COMMANDANT – Et pourquoi Bon Dieu tu n'as pas pissé juste devant le resto ?
LE POETE – Parce que… il y avait une dame devant le resto… et alors j'ai préféré passer par hasard devant la statue de Staline et c'est alors que…
LE COMMANDANT – Ecoute, Penegarou… Arrête tes conneries… On ne passe jamais par hasard devant la statue de Staline… On ne passe pas par hasard, à deux heures du matin, devant une statue qui se trouve en plein milieu d'une place de dix mille mètres carrés… Tu vois que tu te moques de moi ?
LE POETE – Je ne me moque de personne. Je suis malade, j'ai froid tout le temps, j'ai encore perdu deux dents, voilà mes problèmes… Tout ce que je veux c'est qu'on me laisse sortir…
LE COMMANDANT – Bon, on fait un marché. Tu m'aides et moi je t'aide. D'accord ?
LE POETE – D'accord.
LE COMMANDANT – Je peux t'envoyer, par exemple, à l'infirmerie… Tu auras un lit à toi, tu mangeras mieux, tu pourras consulter un médecin…
LE POETE – Oui, s'il vous plaît…
LE COMMANDANT – Mais dis-moi qui est "La cantatrice chauve".
LE POETE – Pardon ?
LE COMMANDANT – Sergiu Penegarou, arrête ton cirque et écoute-moi bien. Je sais que c'est un nom de code. Je sais que c'est le nom d'un agent infiltré. Tous les noms de code sont comme ça… Dis-moi qui se cache derrière ce nom de code…

La Cantatrice Chauve apparaît derrière Le Poète. C'est un personnage qui a de la matérialité seulement pour Le Poète, elle reste inexistante pour Le Commandant.

LA CANTATRICE CHAUVE – Allez, Serge, dis-le-lui…
LE POETE (à la Cantatrice) – Pourquoi vous me faites ça ?
LE COMMANDANT – Quoi ?
LE POETE – Non, rien… je suis fatigué, je parle tout seul.
LA CANTATRICE CHAUVE (au Commandant) – Ce n'est pas vrai, monsieur le Commandant.
LE POETE (à la Cantatrice) – Vous m'avez foutu dans la merde, madame… Vraiment…
LE COMMANDANT – Penegarou… J'ai travaillé pendant dix ans pour les services secrets… On avait, tous, un nom de code… Même les enfants savent ça, que les espions travaillent sous la couverture d'un nom de code… Il y a eu une époque on mon nom de code était "La tarentelle". J'ai eu un copain dont le nom de code était "La loutre"… Oh, comme j'étais fier de mon nom de code. "La tarentelle" sonne si… bien… Le nom de code c'est toujours important… On s'y identifie… Ça motive… Il y a aussi des noms de code plus abstraits… Les Russes avaient un agent infiltré à Londres qui s'appelait NS55… Mais à moi, ça ne me dit rien… C'est trop sec. C'est pour ça que j'aime "La Cantatrice chauve". C'est une belle trouvaille… Donc, dis-moi, s'il te plaît, qui est "La Cantatrice chauve".
LE POETE – Oui, c'est un agent infiltré…
LE COMMANDANT – Voilà… Maintenant on parle la même langue… Tu veux encore une cigarette ?
LE POETE – Oui…
LE COMMANDANT (il lui allume la cigarette) – Donc… Agent infiltré français, j'imagine…
LA CANTATRICE CHAUVE (derrière le Poète) – Dis oui, dis oui…
LE POETE – Oui, c'est ça… français…
LE COMMANDANT – Ou ce sont plutôt les Britanniques ?
LA CANTATRICE CHAUVE – Dis-lui que tous les noms dans la pièce sont anglais…
LE POETE – En effet… ce sont plutôt les Britanniques, oui… D'ailleurs tous les noms dans la pièce sont anglais… Même la pendule est anglaise.
LE COMMANDANT – C'est-à-dire ?
LE POETE – Madame Smith, monsieur Smith, madame Martin et monsieur Martin. Ils sont tous anglais.
LE COMMANDANT – Donc c'est un nom de code qui couvre un groupe ?
LA CANTATRICE CHAUVE – Oui…
LE POETE – Oui… et il y a aussi le Pompier… et aussi la bonne…
LE COMMANDANT – Six, donc ?
LA CANTATRICE CHAUVE – Oui…
LE POETE – Oui…
LE COMMANDANT – Six… Est-ce qu'il s'agit d'un parachutage ?
LA CANTATRICE CHAUVE – Tout à fait…
LE POETE – Tout à fait…
LE COMMANDANT – Dans les Carpates ?
LA CANTATRICE CHAUVE – Oui…
LE POETE – Oui.
LE COMMANDANT – Pour aider les poches armées de résistance ?
LA CANTATRICE CHAUVE – Les poches, oui. Anglaises.
LE POETE – Absolument.
LE COMMANDANT – Et ton contact c'est Ionescou.
LA CANTATRICE CHAUVE – Ionesco Eugène.
LE POETE – C'est lui.
LE COMMANDANT – Donc, "la cantatrice chauve" c'est plutôt le nom de code d'une opération.
LA CANTATRICE CHAUVE – A cent pour cent oui.
LE POETE – En effet…
LE COMMANDANT – Regarde-moi bien, Sergiu Penegarou… Est-ce que ça a quelque chose à voir avec les préparatifs des Américains pour entrer dans les Balkans ?
LE POETE – C'est carrément l'arrivée des Américains…
LA CANTATRICE CHAUVE – Anglais.
LE COMMANDAT – Tu te fous de ma gueule…
LA CANTATRICE CHAUVE – Oui…
LE POETE – Non !
LA CANTATRICE CHAUVE – Dis oui, dis oui.
LE POETE – Mais laissez-moi tranquille, madame ! J'ai dit non !
LE COMMANDAT – T'es complètement ahuri, toi… Tu parles à qui ?

Un jeune homme traverse la scène en hurlant. Il a plusieurs couteaux enfoncés dans le corps et laisse derrière lui des traces de sang. Le Poète et la Cantatrice Chauve le suivent du regard, mais Le Commandant ne le voit pas. retour en haut de la page

On peut enfermer les artistes et les poètes en prison ; mais quoi qu’on fasse, on ne peut bâillonner leur capacité à transcender les interdits pour récupérer, à leur manière, l’énorme incongruité de la situation. Dans une Roumanie communiste où l’absurde quotidien rivalisait avec le théâtre de l’absurde, les geôles du stalinisme à la roumaine n’ont pas échappé à la règle. Matéi Visniec veut rendre ici un hommage à un de ses pères qui lui a donné, sans le savoir, le signal fort d’une liberté absolue d’écrire et un antidote contre la peur. Car plus que tout système philosophique ou livre de sagesse, c’est Eugène Ionesco qui l’a aidé à comprendre l’homme et ses contradictions, l’âme humaine, la vie et le monde.

Emil Lansman, éditeur

 

Qui est la cantatrice chauve ? ou la dénonciation par l’absurde

D’emblée, Matéi Visniec annonce que sa pièce « est née du désir de rendre hommage à Eugène Ionesco ». C’est effectivement un bel hommage au dramaturge franco-roumain, mais aussi à d’autres grands personnages de l’histoire littéraire récente (Lautréamont, Radiguet, Gide, Tzara, Breton, Queneau etc.) et à toute la littérature, la vraie, celle qui n’est pas aux ordres du pouvoir.

Le protagoniste de la pièce, « le poète », tente de vivre entre ses rencontres avec des fantômes qu’il est le seul à voir – ceux des écrivains qu’il admire – et les brimades de la dictature staliniste qui cherche à imposer en Roumanie, comme ailleurs, les uniques productions du « réalisme socialiste », quitte à marcher sur des cadavres. Évidemment, le théâtre dit « de l’absurde », les bonnes blagues politiques, les jeux verbaux, la liberté artistique, tout cela est incompatible avec le totalitarisme, et les tentatives de décryptage des prétendus messages codés que contient La cantatrice chauve donnent une scène d’un délire indescriptible… La mise en abyme de l’écriture de Ionesco dans celle de Visniec est une trouvaille qui vaut toutes les explications de texte : comme mode de dénonciation de la cruauté humaine et de la bêtise politique, il n’y a pas mieux. En même temps, la pièce baigne dans une atmosphère de nostalgie poétique et d’idéalisme littéraire dont le point de convergence ne peut être que Paris, la « patrie mentale » de ces Roumains qui ont longtemps rêvé de l’« acte culturel » consistant à « boire un café à Paris, sur une terrasse » avant d’aller flâner chez les bouquinistes.

C’est d’ailleurs sur cette vision que s’achève De la sensation d'élasticité lorsqu'on marche sur des cadavres, si l’on ne tient pas compte des « scènes supplémentaires » que l’auteur propose à la lecture, à juste titre. Il faut lire l’interview de Sanda Stolojan relatant la visite de De Gaulle en Roumanie en 1968, ainsi que les développements d’un doctorant soutenant que les génies conjugués du « trio infernal Ionesco-Cioran-Eliade » ont bloqué la création roumaine, et il faut assister à l’apothéose fictive de Ionesco à qui l’on remet les 7 000 pages de son dossier de la Securitate, summum de l’absurde au service de la nullité politique.

Jean-Pierre Longre

Théâtre du Rond-Point, Paris, dans le cadre des Mardi Midi, par la Compagnie de la Gare, le 3 février 2009 ; directed by Mustapha Aouar.

Théâtre de la Huchette, Paris 2010, directed by Jean Luc Paliès

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