Pièce écrite en 1998
Nous sommes en 1953, à Moscou, quelques semaines avant la mort de Staline. Un écrivain est invité par la direction d'un grand hôpital de malades mentaux en vue d'une expérience particulière : réécrire l'histoire de la Révolution de telle façon que les débiles légers, moyens et profonds puissent la comprendre... La direction croit que cette "thérapie" pourrait aider à la guérison des malades...
Iouri Petrovski devant un parterre de malades mentaux "légers".
IOURI - Ouvrez largement la bouche. (Les malades s'exécutent.) Dites u.
LES MALADES - Uuuuu... uuuuu...
IOURI - Respirez...
LES MALADES - Uuuu...
IOURI - Remplissez d'air vos poumons... Plus fort... Encore...
LES MALADES - Pfouuuu...
IOURI - Remplissez vos poumons d'air... Encore...
LES MALADES - Uuuuu...
IOURI - Dites "utopie".
MALADE 1 - Ne tirez pas, camarades!
KATIA - Tais-toi, Piotr.
IOURI - Encore une fois... "Utopie".
LES MALADES - Uuuuu...
MALADE 1 - Ne tirez pas, camarades!
KATIA - Piotr, ferme-la.
IOURI - Concentrez-vous bien, c'est un mot qui a une courbe montante. C'est comme un cheval qui se cabre... "Utopie"...
MALADE 2 - Le cheval pisse debout! Pourquoi alors...
KATIA - Tais-toi, Ivan.
IOURI - Vous entendez comme ça monte? Ca monte et ça embrasse le ciel.
Plusieurs malades se signent.
KATIA - Continuez, Iouri Petrovski.
IOURI - Ca commence dans votre bouche et ça s'arrête aux étoiles. "Utopiiie"...
LES MALADES - Utopiiie.... Utopiiie...
IOURI - Très bien.
LES MALADES - Utopiiie... Utopiiie...
KATIA - Arrêtez! Continuez, Iouri Petrovski.
IOURI - Donc, c'est quoi une utopie?
LES MALADES - Utopiiie... Utopiiie...
MALADE 2 - Je veux pisser debout! Je veux...
KATIA - Ta gueule, Ivan. Continuez, Iouri Petrovski.
IOURI - Une utopie c'est lorsqu'on est dans la merde et qu'on veut en sortir.
Silence glacial. Les malades ont l'air consterné.
IOURI - Mais avant de sortir de la merde il faut y réfléchir.
MALADE 2 (à voix basse, vers son voisin, le Malade 3) - Ca veut dire qu'on va pouvoir pisser debout?
MALADE 3 - Chut!
IOURI - Et si tu réfléchis bien tu vois que tu n'es pas le seul à être dans la merde et à vouloir en sortir. Alors, tu réfléchis et tu vois que tu ne peux pas sortir de la merde tout seul, tu ne peux sortir de la merde qu'avec les camarades qui sont avec toi dans la merde.
MALADE 3 - Iouri Petrovski, je peux vous poser une question?
IOURI - Oui.
MALADE 3 - Pourquoi ça fait toujours click, clac, plouf?
KATIA - T'arrête, Sacha.
MALADE 1 - Votre mère est toujours en avion, Iouri Petrovski?
IOURI - Ma mère est morte, Piotr.
KATIA - Continuez, Iouri Petrovski.
IOURI - Donc, plus tu réfléchis, plus tu vois que tu ne peux pas sortir de la merde tout seul, tu ne peux sortir de la merde qu'avec les camarades qui sont avec toi dans la merde. (Silence dans l'assistance.) Mais ceux qui t'ont foutu dans la merde ne veulent pas que tu sortes de la merde. Ils ne te laissent pas sortir de la merde, ni toi, ni tes camarades qui sont avec toi dans la merde. Car eux, ceux qui t'ont foutu dans la merde, sont forts, car ils sont unis.
LES MALADES (se déchaînent)
- Uuuuu...
- Iouri Petrovski, une question...
- Il n'y a pas que le cheval qui pisse debout...
- Click, clac, plouf!
- Faites vos jeux, ladies et gentlemen.
- Ribbentrop-Molotov! Ribbentrop-Molotov!
- Non, non, non... Non, non, non, c'est pas vrai... Non, non, non...
- Est-ce que Henri Barbusse est encore en vie?
- Utopiiie... utopiiie...
- Tirez, camarade, tirez!
- L'avion, il n'a rien.
KATIA - Silence, camarades! Continuez, Iouri Petrovski.
IOURI - Alors, pour sortir de la merde, toi et tes camarades, il faut que vous soyez, vous aussi, unis. C'est ça que le camarade Lénine a dit un jour...
MALADE 3 - Qui? (Il commence à pleurer d'une façon hystérique.) Qui? Click, clac, plouf?
KATIA - T'arrêtes, Sacha.
IOURI - C'est ça que le camarade Lénine a dit un jour, en 1915, lorsqu'il était à Zurich qui est une ville en Suisse...
MALADE 4 - C'est pas en Suisse, ça...
IOURI - ...qui est un pays qui n'était pas dans la merde. Camarades, a dit le camarade Lénine...
MALADE 4 - C'est pas en Suisse, ça...
IOURI - ...pour sortir de la merde il ne suffit pas de vouloir sortir de la merde, il faut être unis. C'est ça que le camarade Lénine a dit un jour, en 1915, à Zurich, où il s'était réfugié...
MALADE 1 - Vive le Grand Lénine!
LES AUTRES MALADES - Vive le Grand Lénine!
IOURI - ...avec d'autres camarades pour réfléchir. Et puis tous les gens qui étaient dans la merde en Russie ont dit "oui, le camarade Lénine a raison". Et ils se sont unis...
MALADE 1 - Vive le Grand Lénine!
LES AUTRES MALADES - Vive le Grand Lénine!
MALADE 2 - Lénine n'a jamais dit qu'il ne faut pas pisser debout!
KATIA - Vous fermez vos gueules et vous écoutez Iouri Petrovski.
IOURI - Et ils se sont unis et ils se sont donné la main et ils ont fait un effort et ils sont sortis de la merde. Et les gens qui avaient foutu d'autres gens dans la merde ont été ou tués ou foutus dans des camps. Et alors Staline, grand camarade de Lénine, a dit : "Camarades, c'est pas fini, il faut maintenant construire un pays où personne, jamais, ne puisse plus foutre personne dans la merde". Et Staline a dit : "Camarades, je connais une méthode scientifique pour construire un pays où personne, jamais, ne puisse plus foutre d'autres gens dans la merde".
MALADE 4 - C'est pas en Suisse, ça...
MALADE 3 (en pleurant) - Katia Ezova, Katia Ezova, c'est pas bien, Katia Ezova...
KATIA - Calme-toi, Sacha...
IOURI - Et tous les gens qui venaient de sortir de la merde ont commencé à construire ce nouveau pays où personne n'allait plus jamais foutre personne dans la merde. (Les malades écoutent comme hypnotisés.) Et alors Staline a vu que certains de ceux qui avaient commencé à construire avec lui le pays où personne n'allait plus jamais foutre personne dans la merde ne voulaient pas aller jusqu'au bout. Alors le camarade Staline a dit c'est pas bien ça car ceux qui ne veulent pas aller jusqu'au bout vont nous ralentir. On ne peut pas construire un pays où personne ne pourra jamais foutre personne dans la merde avec des gens qui ne veulent pas aller jusqu'au bout. Il faut en terminer avec les gens qui ne veulent pas aller jusqu'au bout.
(Silence. Personne ne réagit.)
Et alors, un copain de Staline, le camarade Dzerjinski, dont le prénom est Feliks et qu'on va appeler Feliks car c'est plus facile que Dzerjinski, Feliks donc a dit à Staline : "Camarade Staline, je connais une méthode scientifique pour identifier, parmi ceux qui veulent aller jusqu'au bout, les gens qui ne veulent pas aller jusqu'au bout".
(Les malades écoutent de plus en plus consternés, mais une sorte de chaleur envahit leurs visages.)
Car le problème c'était que ceux qui ne voulaient pas aller jusqu'au bout ne voulaient pas reconnaître en toute sincérité qu'ils ne voulaient pas aller jusqu'au bout. C'est pour ça que Feliks a dû appliquer la méthode scientifique pour identifier, parmi ceux qui voulaient vraiment aller jusqu'au bout, les gens qui ne voulaient pas, au fond de leur âme, aller jusqu'au bout.
Et les gens qui ne voulaient pas aller jusqu'au bout ont été envoyés au camp.
Et un jour se retrouva au camp un très bon ami de Staline et de Feliks. Et les gens qui étaient au camp parce qu'ils ne voulaient pas aller jusqu'au bout lui ont demandé : mais pourquoi es-tu ici avec nous qui ne voulons pas aller jusqu'au bout, toi, qui veux aller jusqu'au bout? Et l'ami de Staline et de Feliks a répondu : c'est parce que je croyais seulement que je voulais aller jusqu'au bout, mais mon ami Feliks m'a démontré, avec sa méthode scientifique, qu'en réalité, et sans que je m'en rende compte, que je ne voulais pas aller jusqu'au bout.
Et cet ami de Feliks et de Staline a demandé à être fusillé. Car, a-t-il dit à Feliks, ceux qui ne se rendent pas compte qu'ils ne veulent pas aller jusqu'au bout sont plus dangereux que ceux qui savent très bien qu'ils ne veulent pas aller jusqu'au bout. Mais Feliks lui a dit : attends, on va te fusiller plus tard, quand tu voudras à nouveau, de tout ton coeur, aller jusqu'au bout, car alors tu seras beaucoup plus dangereux.
Silence lourd. Les malades sont en proie à une émotion extrêmement forte.
MALADE 1 (pour lui-même) - Il est mort? Il est mort alors?
KATIA - On s'arrête ici, camarade Iouri Petrovski. On a assez travaillé pour aujourd'hui... Allez, camarades, c'est l'heure de la promenade dans le jardin.
« Utopie ». « Koulkas » « Aller jusqu’au bout »… Egrenés, matraqués à l’envie, ces mots résonnent comme autant de claques échappées en rafales des longues monologues de Iouri Petrovksi, auteur médiocre (et donc récompensé par le Prix Staline) envoyé par l’Union des Ecrivains pour raconter l’histoire du communisme et de la Révolution d’Octobre aux malades mentaux de l’hôpital central de Moscou.
Et puis il y a La formule tragico-magique : « un nouveau pays où personne ne pourra plus jamais foutre personne dans la merde ». C’est là, dans cette traduction littérale et répétitive du processus de l’endoctrinement que réside le génie de la pièce de Matéi Visniec...
(Denis Bonneville, Marseillaise, octobre 2001)
Théâtre National Cluj, Roumanie, 2009, mise en scène Mona Chirila
Théâtre "Eugène Ionesco", Chisinau, Moldavie, 1998, mise en scène Chares Lee
Open Fist Theatre Company, Hollywood, Etats-Unis, 2000, mise en scène Florinel Fatulescu
Théâtre Toursky, Marseille, France, 2000, mise en scène Guy Cambreleng
Théâtre National de Bucarest, Roumanie, 2007, mise en scène Florinel Fatulescu
C-ie Barbès 35, Théâtre Jean Arp, Clamart, 2008, mise en scène Cendre Chassanne
C-ie Umbral, Festival d’Avignon of, 2008 et 2009, mise en scène Victor Quezada
D'autres créations en Italie, Serbie, Allemagne, Hongrie…
anglais (disponible en format électronique, traduction Jeremy Lawrence et Catherine Popesco)
allemand (disponible en format électronique, traduction Christina Weber)
hongrois (disponible en format électronique, traduction Mohály Csaba)
hongrois (disponible en format électronique, traduction Németi Rudolf)
suédois (disponible en format électronique, traduction Dan Shafran et Åke Nylinder)
serbo-croate (disponible en format électronique, traduction Julijan Ursulesku et Sonja Jovanovici)
roumain (disponible en format électronique, traduction par l'auteur)
polonais (disponible en manuscrit, traduction Kazimierz Skorupski)
bulgare (disponible en manuscrit, traduction Aleksadyr Miryev)
persan (disponible en manuscrit, traduction Tinouche Namjou)
italian (disponible en format électronique, traduction David Conati)
japonais (disponible en format électronique, traduction Hiromi Yamada)
création graphique : © Andra Badulesco 2010