Les detours Cioran

LES DETOURS CIORAN

ou Mansarde à Paris avec vue sur la mort

Editions Lansman, 2007

Pièce écrite en résidence au Théâtre des Sources, Fontenay aux Roses 2003/2004

13 rôles interchangables
nombre minimum de comédiens : 5 (2 femmes, 3 hommes)

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En sortant un jour des Editions Gallimard à Paris, le philosophe Emil Cioran se rend compte qu'il a oublié le chemin de retour de chez lui. C'est le point de départ de cette pièce, qui suit l'errance d'un grand philosophe roumain d'expression française à partir du moment où il commence à perdre la mémoire. Une perte de mémoire qui est l'occasion d'un voyage à travers un siècle, à travers une vie, entre l'Est et l'Ouest de l'Europe, avec une remise en cause d'une époque, la nôtre, qui est, elle aussi, frappée par la perte progressive de la mémoire.

Personnages :

Emil Cioran
L'aveugle au télescope
La dame qui fait des miettes
Le bagagiste
Le professeur de philosophie aveugle (L'aveugle au télescope ?)
Le jeune homme qui veut se suicider
La jeune femme au petit lapin
Le Chef du Service des Apatrides (L'aveugle au télescope ?)
La dactylographe
La jeune femme sortie de la mer
La femme en blanc (La dame qui fait des miettes ?)
Le Président
Emil Cioran jeune


SCENE 1

Musique typique parisienne, on entend un orgue de barbarie.

Au lever du rideau, on voit, projetée sur une immense toile, au fond, une photo où Cioran, Eliade et Ionesco sont ensemble, place Fürstenberg, à Paris.

L'AVEUGLE AU TELESCOPE entre. Il se met à installer le télescope sur un trépied. Les personnages sur la photo s'émiettent doucement et disparaissent, il ne reste que la place Fürstenberg.

CIORAN entre.

CIORAN – Monsieur…
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Oui ?
CIORAN – Excusez-moi, c'est vous le photographe ?
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Pardon ?
CIORAN – Mon nom est Emil Cioran. Est-ce que ça vous dit quelque chose ? J'ai un rendez-vous ici… avec deux amis… et un photographe… et je voulais savoir si c'était vous le photographe.
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Non, ce n'est pas moi.
CIORAN – Vous êtes sûr ?
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Monsieur, vous voyez bien que je suis aveugle. Comment voulez-vous que je puisse être photographe ?
CIORAN – Et pourtant vous avez un trépied…
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Oui, mais c'est pour mon télescope.
CIORAN – Désolé… Je ne voulais pas vous embêter… Malheureusement, ma mémoire fout le camp. J'ai un rendez-vous ici, mais je ne sais plus à quelle heure… On m'a dit de venir ici pour faire une photo... Une photo pour une maison d'édition… Avec deux amis de jeunesse… mes meilleurs amis, paraît-il… Mais je ne me rappelle plus leurs noms… Ni le nom du photographe… C'est bien ça la place Fürstenberg, je ne suis pas fou.
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Non. C'est bien ici la Place Fürstenberg.
CIORAN – Je ne me rappelle même pas qui était ce Fürstenberg… J'ai l'impression d'avoir déjà vécu ce moment, cette rencontre… Ou peut-être que je suis très en retard… je ne sais pas… D'habitude, je ne suis jamais en retard. J'ai toujours apprécié la ponctualité. Le temps, c'est une illusion, bien sûr, mais la ponctualité est importante…
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Vous voulez peut-être scruter le ciel par le télescope ? Ce n'est pas cher. Pour un franc, vous pouvez regarder le ciel pendant cinq minutes.
CIORAN – Le ciel, vous savez… ça ne m'intéresse pas…
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Essayez. Le télescope, c'est bien. Ça rapproche beaucoup. On voit des détails étonnants. On voit les cratères sur la Lune.
CIORAN – Non, je risque d'avoir le vertige… Et puis ça me fait vomir…
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Je vous offre un essai gratuit… Quoique, il doit être encore tôt… Le soleil n'est pas encore couché… Au fait, quelle heure il est ?
CIORAN – Je ne sais pas. Lorsque je me suis rappelé que j'avais promis d'être ici pour ce rendez-vous, je suis parti en courant. J'ai oublié ma montre et même ma casquette…
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Ce soir, on aura la lune pleine, d'après ce qu'on dit. Est-ce qu'il commence à faire nuit, monsieur ?
CIORAN – Oui, il commence doucement à faire nuit.
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – On voit déjà des étoiles, peut-être ?
CIORAN – Non. Pas encore. D'ailleurs le ciel est assez nuageux, ce soir.
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Vous pensez qu'il va pleuvoir ?
CIORAN – Je ne sais pas.
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – En général, lorsqu'il pleut, il faut que je fasse demi-tour tout de suite, sinon je risque d'abîmer le télescope. Et, de toute façon, lorsqu'il pleut, personne n'a envie de regarder les étoiles. Est-ce que la nuit continue toujours de tomber, monsieur ?
CIORAN – Oui, la nuit continue de tomber…
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Mais vous ne voyez pas la Lune ?
CIORAN – Non. Je suis désolé… Je ne vois rien… Le ciel me paraît assez vide ce soir.
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Ni Lune, ni étoiles… Bizarre…
CIORAN – Rien… Rien que ce plafond de nuages…. qui est assez bas…
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Oui, je sais depuis toujours que je suis mal placé ici, place Fürstenberg. Même lorsque le ciel est étoilé, on ne voit pas grand chose d'ici… L'espace est trop petit. Il n'y a aucune ouverture. On est écrasé par les toits… par les toits de Paris…

 

 

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SCENE 5

Projection sur la toile géante : des images du quartier de l'Odéon, le bâtiment où a habité CIORAN, le toit et la fenêtre de sa chambre mansardée.

Les images s'émiettent et s'effacent. CIORAN dort dans sa chambre, sur un lit en bois, sous une couverture en laine, typiquement roumaine, de la région de Maramureş.

LE JEUNE HOMME QUI VEUT SE SUICIDER entre, allume une lampe, secoue doucement CIORAN.
LE JEUNE HOMME – Monsieur Cioran… Monsieur Cioran…
CIORAN (très fatigué) – Ah ! … Qui êtes-vous ?
LE JEUNE HOMMME – Excusez-moi de vous réveiller comme ça…
CIORAN – Comment êtes-vous entré chez moi ?
LE JEUNE HOMME – Monsieur Cioran… Il faut que je vous parle.
CIORAN – Laissez-moi dormir, jeune homme…
LE JEUNE HOMME – C'est très important pour moi. Il faut que vous m'écoutiez…
CIORAN – J'ai mal à la tête…
LE JEUNE HOMME – Cette nuit je vais mourir. Vous m'entendez ?
CIORAN – Non. J'ai sommeil…
LE JEUNE HOMME – J'ai encore deux heures à vivre. C'est pour ça que je suis venu chez vous.
CIORAN – Pardonnez-moi, mais je ne peux pas vous écouter.
LE JEUNE HOMME – Monsieur Cioran… Avant le lever du soleil, je serai mort.
CIORAN – Mourez demain à midi.
LE JEUNE HOMME – Non, ma décision est prise. Je mourrai cette nuit.
CIORAN – Mourez demain soir, jeune homme. La mort aime attendre.
LE JEUNE HOMME – Non, pas dans mon cas. Moi, je ne verrai plus le prochain lever du soleil.
CIORAN – S'il vous plaît, passez-moi cette bouteille d'eau minérale… là… sur la table…
LE JEUNE HOMME – Ça fait des mois que j'étudie le comportement des suicidaires. La plupart se suicident à minuit. Hemingway, Essenine, Maïakovski, Kawabata, Cesare Pavese, Romain Gary, Stefan Zweig…
CIORAN – Laissez-moi dormir. J'ai une gastrite qui me donne la nausée, vraiment… Et en plus, je commence à perdre la mémoire… C'est un miracle que j'aie pu rentrer chez moi… Toute la journée d'hier, j'ai erré dans la ville…
LE JEUNE HOMME – Tous se sont suicidés à minuit… Gherasim Luca, Paul Celan, Urmuz…
CIORAN – J'ai mal à la gorge, j'ai une affreuse sinusite… Comment êtes-vous entré chez moi ?
LE JEUNE HOMME – Mais moi, j'ai le courage d'attendre jusqu'à l'aube.
CIORAN – Vous êtes le neveu de la concierge, de Madame Colombero ?
LE JEUNE HOMME – Non, monsieur. Je suis prof de lettres. Mais, dans quelques instants, je vais me libérer bientôt de toutes les lettres. J'ai lu tous vos livres. Mais, dans quelques instants, je vais me libérer de tous vos livres. J'ai la force de le faire, je vous jure. Mais il faut d'abord que vous me donniez la permission.
CIORAN – Non, je ne peux pas vous donner la permission. Vous n'êtes pas assez lucide pour mourir.
LE JEUNE HOMME – Monsieur Cioran, lucide ou pas, j'exige que vous me donniez la permission de me suicider. J'ai lu tous vos livres, je les connais par cœur, j'ai étudié pendant dix ans votre pensée, j'ai fait un doctorat sur vous. Et maintenant, c'est fini, j'exige de vous un dernier geste. Donnez-moi la permission de me suicider !
CIORAN – Ah ! Vous me fatiguez… Je n'ai pas le droit, jeune homme, de vous donner quoi que ce soit.
LE JEUNE HOMME – Mais si ! Mais si ! Vous êtes mon maître à penser, vous êtes le seul homme que j'ai jamais aimé, vous êtes ma seule famille, j'ai mûri en vous lisant, j'ai fait une thèse sur vous de huit cents pages… Dites-moi oui, monsieur Cioran.
CIORAN – Non !
LE JEUNE HOMME – Dites-moi oui… Aidez-moi à me suicider, monsieur Cioran. Je veux le faire en votre présence.
CIORAN – Demain, après le petit déjeuner.
LE JEUNE HOMME – Non, je ne peux pas attendre jusqu'à demain. Vous ne pouvez pas m'obliger à vivre jusqu'à demain…
CIORAN – Ecoutez, la mort c'est une affaire intime, ça demande un peu de décence…
LE JEUNE HOMME – Ce n'est pas grave. Vous ne voulez pas me donner votre permission, je le ferai quand même. Mais je veux que vous me regardiez…
CIORAN – Au revoir, jeune homme. Je vais me recoucher. Je suis crevé. J'ai pris trop de somnifères…
LE JEUNE HOMME – Monsieur Cioran, je veux que vous me donniez la permission de me jeter dans le vide par la fenêtre de votre mansarde.
CIORAN – Vous rigolez ? Vous allez vous casser la colonne vertébrale et vous allez passer toute votre vie sur une chaise roulante.
LE JEUNE HOMME – Monsieur Cioran, aidez-moi à me séparer de vous… Vous êtes mon père spirituel… Ne me laissez pas croire que votre désespoir n'a été qu'une comédie…
CIORAN – C'est trop tard…
LE JEUNE HOMME – Trop tard ? Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
CIORAN – Lorsqu'on prend vraiment la décision de se suicider, c'est de toute façon trop tard.
LE JEUNE HOMME (pleurnichant) – Non, ne me dites pas ça. Vos pirouettes philosophiques, j'en ai marre…
CIORAN – Allez, allongez-vous sur mon lit.

CIORAN oblige LE JEUNE HOMME à s'installer sur le lit, ensuite le couvre avec la couverture. LE JEUNE HOMME tremble.

LE JEUNE HOMME – J'ai honte, j'ai honte de me comporter comme ça… mais je ne peux pas le faire tout seul… Ma femme m'attend en bas…
CIORAN – Où ?
LE JEUNE HOMME – En bas, devant l'immeuble… On s'est déjà dit adieu, elle a tout compris, elle m'a pardonné… Elle n'attend que la chute…
CIORAN – Allez, dormez… Je vais descendre et parler à votre femme…
LE JEUNE HOMME – Elle attend ma chute… Elle m'a promis de me regarder mourir… Elle est en bas… Je l'ai obligée à me promettre ça…
CIORAN – Détendez-vous…

LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN entre. Elle pleurniche.

CIORAN – Voilà, il s'est endormi… Vous avez froid ? Vous voulez une tisane ?
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Je voudrais bien, merci.
CIORAN – Asseyez-vous… Vous êtes enrhumée comme tout… C'est votre mari ? C'est vrai ? Vous lui avez promis de le regarder mourir ?
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Oui… Il a fait une crise. A cause d'un lapin.
CIORAN – A cause de quoi ?
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – A cause de mon lapin qui est mort et qu'on a voulu enterrer.
CIORAN – Vous vous appelez comment ?
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Sylvie…
CIORAN (préparant deux tisanes) – Je ne sais pas pourquoi, tout le monde croit que je suis un spécialiste du suicide… Un maître de cérémonie de la mort… Et pourtant je n'ai jamais dit qu'il fallait se suicider… J'ai plutôt dit le contraire… que l'idée de suicide est, paradoxalement, la seule qui nous permette de survivre… Tenez… Ça vous fera du bien… Buvez-la doucement… Les tisanes, c'est important de les siroter tout doucement… Il est mort quand, votre lapin ?
A petites gorgées, ils boivent tous les deux leur tisane.

LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Il est mort hier.
CIORAN – Et c'est pour ça que votre mari a voulu se suicider ?
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Oui.
CIORAN – Je comprends.
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Il était blanc…
CIORAN – Le lapin…
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Oui…
CIORAN – Il était vieux ?
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Oui. Ça faisait dix ans que je l'avais, ce lapin. Il était grand et très sage… Le jour, il restait seul à la maison. Il avait appris à faire pipi sur le balcon. Parfois, il rongeait la moquette, mais pas trop.
CIORAN – J'imagine que vous l'avez beaucoup aimé.
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Oui… Il était mon doudou…
CIORAN – Je connais cette forme d'amour viscéral. Imaginez-vous que je suis tombé amoureux à l'âge de soixante-dix ans…
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN (se mettant à pleurer) – Il dormait avec nous…
CIORAN – Et, depuis, je vis comme un érotomane. Je ne pense qu'à elle… Allez, racontez-moi tout.
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN (dans les bras de Cioran) – Il était blanc, il était intelligent… Et puis, hier matin, on l'a trouvé mort, au pied de notre lit… J'ai pleuré toute la journée. Mais Gérard m'a dit qu'il fallait l'enterrer dans une forêt. Alors on a mis le lapin dans une boîte à chaussures et on a bien fixé la boîte avec du Scotch. Moi, j'ai proposé qu'on l'enterre dans le bois de Boulogne. Mais Gérard a dit "non, il faut l'enterrer dans un lieu sûr, dans une vraie forêt". Alors on a pris la voiture et on est allés dans la forêt de Rambouillet. Et on a trouvé une toute petite clairière où il y avait beaucoup de feuilles mortes, des couches et des couches de feuilles mortes. La clairière était superbement éclairée par la lune, et on s'est mis à creuser un trou au milieu de la clairière. Et, à un moment donné, j'ai demandé à Gérard si le trou était assez profond. Et il m'a dit "oui, mais je vais creuser encore un peu". Et il a creusé encore un peu, et c'est alors que… Non, je ne peux pas le dire…
CIORAN – Mais si, allez…
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – On est tombé sur une autre boîte en carton.
CIORAN – Voilà, lorsqu'on ne s'arrête pas à temps !
LA JEUNE FILLE – Oui, dans le trou, je vous jure, on est tombé sur une autre boîte à chaussures fixée avec du Scotch. Comme la nôtre. Et en plus, elle n'était pas du tout abîmée, comme si on l'avait placée dans le trou une heure ou deux avant nous. Et on l'a ouvert et à l'intérieur on a trouvé… un autre lapin blanc mort.
CIORAN – Bon, ça ne m'étonne pas, en fait.
LA JEUNE FILLE – Voilà, quelqu'un avait enterré avant nous un autre lapin dans le trou qu'on avait creusé pour enterrer notre propre lapin… Et là, on a commencé à flipper...
CIORAN – Vous savez, la mort n'est qu'une antichambre… Mais l'antichambre de quoi ?
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Moi, j'ai commencé à crier, on a eu une peur bleue, on a abandonné la pelle, les deux boîtes avec les deux lapins dedans, on a couru dans la voiture et on a démarré en trombe. Et puis Gérard a dit qu'il voulait se suicider, car "trop, c'est trop". Et on est venu chez vous…
CIORAN – Encore un peu de tisane ?
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Je ne sais pas. J'ai peur, monsieur Cioran. Je ne comprends pas… Pourquoi, pourquoi lorsqu'on creuse un trou pour enterrer un lapin mort, on tombe sur autre lapin enterré là un peu plus tôt ?
CIORAN – Je ne sais pas… Vous auriez dû l'enterrer au bois de Boulogne, peut-être… Je ne sais pas…

LA JEUNE FEMME s'allonge à côté de son mari. CIORAN les couvre tous les deux avec la couverture.


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SCENE 10

Projection sur la toile géante. Paris la nuit. Des images rapides, on dirait des éclats de Paris. La projection se termine avec des images du palais de l'Elysée.

Les images s'émiettent et s'effacent. Devant la grille du palais de l'Elysée, le siège du président de la République française. CIORAN et LE POLICIER, ensuite LE PRESIDENT.

LE POLICIER – Vous désirez… ?
CIORAN – Je suis venu pour la réception…
LE POLICIER – Mais il n'y pas de réception ce soir.
CIORAN – Comment ça ? Vous êtes sûr ? Je suis invité par le président.
LE POLICIER – Monsieur, le président ne reçoit pas ce soir. Il n'y a personne ici.
CIORAN – Mais c'est bien ici le palais de l'Elysée. Je ne suis pas fou. J'ai une invitation. Regardez. Je suis invité personnellement par le président de la République française.
LE POLICIER – Votre invitation est périmée, Monsieur. Il fallait venir il y a six ans.
CIORAN – Ah, bon, elle est aussi périmée que ça… Ecoutez, je viens quand je peux. Le président de la République française a eu la gentillesse de m'inviter deux fois… Et je n'ai pas eu le temps d'honorer son invitation… Je trouvais ça ennuyeux… Enfin, peu importe… L'important c'est que j'ai changé d'avis. Je me suis dit… il a peut-être besoin de moi, Monsieur le président. Il veut peut-être qu'on parle de la mort, du néant, du vide existentiel…
LE POLICIER – Rentrez chez vous, monsieur. Le président de la République n'est pas là ce soir. Le président de la République est malade. Il est interné à l'hôpital Cochin…
CIORAN – Tiens, et moi, je suis à l'hôpital Broca… Bon, alors, il n'y a pas de dîner à l'Elysée ce soir… Et pourtant il m'a invité deux fois… Malgré le fait que je sois apatride…

Une silhouette apparaît dans le noir. C'est l'ombre de MITTERRAND. On distingue un chapeau noir et une écharpe rouge. La silhouette du PRESIDENT reste dans la pénombre pendant toute la scène.

LE PRESIDENT – Laissez entrer monsieur Emil Cioran.
LE POLICIER – Monsieur le président ! Je suis confus…
LE PRESIDENT – Laissez entrer monsieur Emil Cioran…
CIORAN – Merci. Merci monsieur le Président. Et excusez-moi pour ce retard. Vous avez eu la gentillesse de m'inviter deux fois. Et je ne suis pas venu. Je vous dois des excuses.
LE PRESIDENT – Asseyez-vous, monsieur Cioran. Vous voulez boire quelque chose ? Une tisane ?
CIORAN – Non… Merci, monsieur le Président. Je suis venu vous voir, mais je n'ai quand même pas beaucoup de temps. La fuite de ma mémoire est de plus en plus violente…
LE PRESIDENT – Et vous risquez d'oublier d'un moment à l'autre la raison même de votre venue ici, au palais de l'Elysée…
CIORAN - En fait, je me sens un peu coupable. J'ai toujours détesté les sommets du pouvoir. En Roumanie, lorsque j'étais jeune, je détestais profondément le roi. Plus tard, j'ai toujours évité de côtoyer les gens du pouvoir, à partir d'un certain niveau…
LE PRESIDENT – Mais parce que je suis le président de la République française…
CIORAN – Et parce que j'ai tellement aimé la France…
LE PRESIDENT – Oui, mais vous l’avez toujours trouvée un peu fatiguée…
CIORAN – Fatiguée ? Fatiguée comme nous tous… Je ne sais pas.
LE PRESIDENT – Vous dites même quelque part qu'elle est un musée qui ne peut engendrer aucun avenir.
CIORAN – J'ai dit tout ça ? Vous savez, j'ai dit tellement des choses… A une époque, je ne vivais que pour épater les gens…
LE PRESIDENT – Je connais ça, monsieur Cioran…
CIORAN – Oui, il y a eu une époque où j'aimais fréquenter les salons… Les gens m'invitaient pour m'entendre parler, pour que je leur dise des choses intéressantes… Et alors, pour les contrarier, je ne disais que des banalités… Une fois j'ai dîné avec trois auteurs à la mode… Et je n'ai parlé que du bidet… J'ai fait la théorie du bidet… C'est quand même une grande invention française, le bidet.
LE PRESIDENT – Vous savez que j'ai un cancer de la prostate, monsieur Cioran ?
CIORAN – Oui. Et moi, j'ai la maladie d'Alzeihmer.
LE PRESIDENT – Vous pensez qu'il y a encore un livre que je devrais lire ou relire avant de mourir, monsieur Cioran ?
CIORAN – Oui. Sûrement.
LE PRESIDENT – Lequel ?
CIORAN – "Mystique d'Orient et d'Occident" de Rudolf Otto.
LE PRESIDENT – C'est vrai ? Vous croyez que c'est indispensable pour mourir ?
CIORAN – Oui… De tout ce que j'ai lu, et j'ai lu énormément, rien ne me paraît plus intéressant comme relecture, avant la mort, que les mystiques…
LE PRESIDENT – Nous sommes peut-être, nous aussi, en quelque sorte, des mystiques, monsieur Cioran. Des mystiques modernes… Mais comment peut-on être un mystique moderne ?
CIORAN – J'ai beaucoup réfléchi à cette question, ces dernières années. Comment adapter l'extase mystique à la modernité…
LE PRESIDENT – On ne peut pas être mystique si on n'a pas vécu l'expérience de l'extase devant une idée. Et nous deux, nous l'avons connu cette extase, monsieur Cioran. Vous, vous avez vécu l'extase de la démolition des idées. Vous avez vécu comme un tueur en série et fou. Vous avez tout démoli, chaque idée déguisée en valeur, chaque idée qui nous gouverne, chaque idée qui fait partie, même d'une façon insignifiante, de notre système de repères spirituels. Il y a des tueurs qui avouent avoir tué pour le plaisir de tuer, pour l'extase que cela leur apportait… Vous, vous avez vécu cette forme d'extase, l'extase de la négation, l'extase de la totale remise en cause, de la néantification de nos repères…
CIORAN – Et vous, monsieur le Président, vous avez sûrement vécu l'extase du pouvoir… Et comme tout homme de pouvoir qui goûte au vertige du sommet, vous avez sûrement senti, d'une façon plus forte que les autres, l'ombre de la mort sur tout édifice accompli. Pour quelqu'un comme vous, qui franchit tous les étages avant d'atteindre le sommet de la pyramide, il vient un jour où forcément vous n'avez plus personne en face, sauf la mort.
LE PRESIDENT – Est-ce qu'il y a un dernier voyage qu'on devrait faire, monsieur Cioran, avant de mourir ?
CIORAN – Oui.
LE PRESIDENT – Où ?
CIORAN – En Egypte.
LE PRESIDENT – Et pourquoi en Egypte ?
CIORAN – Pour… dire au revoir… ou plutôt bonjour… aux sources… Moi, je ne suis jamais allé en Egypte. Et je regrette beaucoup.
LE PRESIDENT – Vous avez eu peur d'aller en Egypte ?
CIORAN – En Egypte et en Inde… Vous savez, c'est mon vieil ami Mircea Eliade qui me disait… dès qu'on est en Asie, tout ce qu'on croit savoir de l'Europe s'estompe… Mircea avait étudié, en Inde, avec un grand professeur hindou, Dasgupta. Ce Dasgupta, totalement inconnu chez nous, a écrit en anglais une histoire de la philosophie hindoue, ouvrage essentiel, le plus important qui existe dans la matière. Eh bien, vous savez qui était, pour ce prof hindou, le plus grand penseur de l'Occident ?
LE PRESIDENT – Platon ? Kant ? Marx ?
CIORAN – Non… Johannes Eckhart.
LE PRESIDENT – Johannes Eckhart ? ! Maître Eckhart…
CIORAN – Oui.
LE PRESIDENT – Donc, vu de l'Asie, le plus grand et le plus profond penseur de l'Occident est, pour ainsi dire, quelqu'un d'inconnu ou de méconnu en Occident…
CIORAN – C'est étonnant, non ?
LE PRESIDENT – Oui. Ou… non…
CIORAN – Comment va-t-il votre cancer de la prostate, monsieur le Président ?
LE PRESIDENT – Mal. Et votre Alzheimer ?
CIORAN – Mal. Mais entre nous deux, c'est vous le gagnant.
LE PRESIDENT – Pourquoi ?
CIORAN – Parce que vous gardez au moins votre lucidité.
LE PRESIDENT – Oui, je la garde.
CIORAN – Vous allez pouvoir être le spectateur de votre propre mort.
LE PRESIDENT – Oui, j'aurai sûrement le plaisir de vivre ce petit dernier moment de bonheur.
CIORAN – Tandis que moi, je risque d'un moment à l'autre d'oublier ce que même la mort signifie…
LE PRESIDENT – Je commence à croire que la façon dont chacun meurt n'est pas un hasard.
CIORAN – Vous avez sûrement raison, monsieur le Président.
LE PRESIDENT – La mort est notre dernière signature. Notre façon de mourir résume toujours le sens de notre vie.
CIORAN – Quelle punition, pour moi, de réfléchir toute la vie sur la mort, et de sombrer dans le néant non pas par la mort, mais par la perte de la mémoire.
LE PRESIDENT – Vous ne vous attendiez pas à ça...
CIORAN – Au revoir, monsieur le Président. J'ai oublié pourquoi je suis venu ici. Vous m'avez demandé plusieurs fois de venir, et j'ai refusé… Mais j'ai oublié pourquoi…
LE PRESIDENT – C'est comme ça. Il y a des gens qui refusent le prix Nobel, car refuser le prix Nobel c'est plus fort qu'accepter le prix Nobel, c'est comme si on s'accordait un prix encore plus grand…
CIORAN – Vous allez rire, mais j'ai toujours reproché à mon ami Ionesco d'avoir accepté d'entrer à l'Académie… Et j'ai toujours reproché à Beckett d'avoir accepté le Nobel… A quoi bon, toutes ces mascarades ?
LE PRESIDENT – Mais je sais pourtant pourquoi vous êtes venu me rencontrer seulement maintenant, monsieur Cioran…
CIORAN – C'est une manie… J'ai toujours considéré que les gens deviennent intéressants lorsqu'ils vont mal… monsieur le Président…
LE PRESIDENT – Merci, de toute façon, monsieur Cioran…

LE BAGAGISTE fait son apparition. Il pousse un chariot à bagages sur lequel se trouvent deux ou trois valises. LE BAGAGISTE traverse la scène et s'éloigne. LE PRESIDENT part derrière LE BAGAGISTE.

CIORAN – Mais… Vous partez où avec ces valises ?
LE PRESIDENT – Je pars en Egypte…

LE PRESIDENT s'éloigne derrière LE BAGAGISTE.

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SCENE 11

LA FEMME EN BLANC entre en poussant une chaise roulante vide.

LA FEMME EN BLANC – Monsieur Cioran… Monsieur Cioran… Ça fait une heure que je vous cherche partout… Vous étiez où ?
CIORAN – J'ai cherché une cabine téléphonique dans tout le quartier… quoique que je ne me rappelle pas où je devais appeler…
LA FEMME EN BLANC – Vous vous êtes encore caché dans une salle, n'est-ce pas ? Vous ne faites que des bêtises, monsieur Cioran…
CIORAN – Il y a plein de chats noirs et plein de sorcières ici, entre rue Broca et rue Pascal… Je vous conseille de ne jamais passer à minuit devant l'église Saint-Médard, au pied de la rue Mouffetard…
LA FEMME EN BLANC – Hier, vous avez enfermé plusieurs malades dans la salle des machines à laver…
CIORAN – Il y a encore des illuminés qui traînent par là… Vous saviez qu'au Moyen Âge, l'endroit était une vraie cour des miracles ?
LA FEMME EN BLANC – Allez, installez-vous. Vous allez vous coucher.
CIORAN – C'était le lieu des pèlerinages, des apparitions, des hystéries collectives et des autodafés… J'ai toujours évité la petite place devant l'église Saint-Médard…

LA FEMME EN BLANC oblige CIORAN à s'installer sur la chaise roulante.

LA FEMME EN BLANC – Voilà… Et maintenant dites-moi où est votre chambre…
CIORAN (il regarde son carnet) – Au bout du corridor, à gauche.
LA FEMME EN BLANC – Voilà… Bravo… Et maintenant, regardez, il est huit heures du soir. Qu'est-ce qu'il faut faire maintenant, monsieur Cioran…
CIORAN (il cherche dans le carnet) – Je ne sais pas…
LA FEMME EN BLANC – Page huit, en haut… C'est l'heure d'aller au lit.
CIORAN (en lisant) – Ah, oui, c'est l'heure d'aller définitivement au lit.
LA FEMME EN BLANC – Monsieur, Cioran, si vous ne faites pas un petit effort, si vous ne prenez pas au sérieux ces exercices de mémoire…
CIORAN – Mais, moi, j'aime bien les exercices de mémoire… C'est pour ça que je suis sorti pour trouver une cabine téléphonique, mais…
LA FEMME EN BLANC – Alors répétez après moi… Huit heures du soir, c'est l'heure de se coucher.
CIORAN – C'est l'heure de se coucher.
LA FEMME EN BLANC – On mange sa soupe et on se couche.
CIORAN – On mange sa soupe et on se couche.
LA FEMME EN BLANC – Voilà ! Ça marche.

On entend l'horloge d'une église qui frappe huit coups. LA FEMME EN BLANC s'efface comme un fantôme. CIORAN tourne un temps en rond sur sa chaise roulante.

CIORAN – Ça c'est l'horloge de l'église Saint-Médard… Je vous ai dit que ça s'entend jusqu'ici. Toute la nuit je l'entends… Vous êtes où ? Il est huit heures… Emil Cioran mange sagement sa soupe… Et maintenant, Emil Cioran va sagement au lit… Voilà, bravo… Et maintenant, Emil Cioran va tout seul dans son salon… Emil Cioran ne fait que des bêtises… Mademoiselle, vous êtes où ? Voilà, d'abord on m'oblige à faire des exercices de mémoire, ensuite on m'abandonne…

CIORAN ouvre une porte. On voit une pièce qui a quelque chose d'une chambre frigorifique. Tout est gelé. Au milieu de la pièce, LA DACTYLOGRAPHE et LE CHEF DU SERVICE DES APATRIDES, sont en train de se réchauffer autour d'un feu alimenté avec des feuilles de papier. De temps en temps, grelottant, ils jettent des manuscrits dans les flammes pour nourrir le feu. Les deux personnages ont l'air d'être gelés, affamés, enfermés dans cette pièce depuis longtemps.

LE CHEF DU SERVICE DES APATRIDES – Monsieur Cioran, je vous somme de nous laissez sortir !
LA DACTYLOGRAPHE – Fasciste ! Communiste ! Blasphémateur ! Histrion ! Dissimulateur ! Erotomane ! Chez vous, même les éloges ont comme but final de démolir. Et, de toute façon, vous ne faites l'éloge que des juifs!
CIORAN – C'est parce que j'ai toujours regretté de ne pas être juif… Oui, c'est ça, au fond de mon âme, j'ai toujours voulu être juif. Etre né juif, ça résout déjà un gros problème, celui de l'ancrage dans le destin et dans l'histoire.
LA DACTYLOGRAPHE – Passez-nous cette maudite clef ! Ça suffit ! Vous ne pourrez pas nous tenir enfermés ici indéfiniment !
LE CHEF DU SERVICE DES APATRIDES – Monsieur Cioran, vraiment, ça suffit… Nous oublier comme ça dans un trou de votre mémoire affaiblie…
LA DACTYLOGRAPHE – Parjure ! Traître ! Geôlier ! Nous ne sommes pas les personnages de votre mémoire, monsieur Cioran !
CIORAN – Et puis, de nos jours, il n'y a que les juifs qui sont vraiment libres, il n'y a que les juifs qui peuvent encore pousser la pensée, parce qu'ils sont libres. Ils sont libres car ils sont victimes… L'Occident a tout gâché avec la Shoah… Comment pouvoir préserver encore une pensée critique après avoir gazé six millions de juifs ? Car une pensée coupable ne peut pas être critique…
LA DACTYLOGRAPHE – C'est vous, "l'Empaleur de la pensée"… Vlad, "l'Empaleur de la pensée"…
CIORAN – Et une pensée qui ne peut pas être critique est nulle, c'est une sorte de tête géante paralysée, obligée de se regarder éternellement dans le même miroir, obligée de répéter à l'infini les mêmes phrases autocritiques. Au revoir !
LE CHEF DU SERVICE DES APATRIDES – Monsieur Cioran, c'est la dernière fois que je vous somme… On veut sortir ! Ça suffit ! On veut sortir de votre mémoire trouée…

CIORAN sort et referme la porte à clef. De l'autre côté, les personnages frappent dans la porte, crient, etc.

CIORAN déambule encore un temps sur sa chaise roulante. Il pousse une autre porte.

Dans la pièce, plusieurs personnes sont réunies autour d'un gâteau d'anniversaire. On dirait que tout le monde attendait CIORAN. Les bougies sont allumées. L'AVEUGLE AU TELESCOPE, LA DAME QUI FAIT DES MIETTES, LE BAGAGISTE, LE JEUNE HOMME, LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN applaudissent CIORAN. L'AVEUGLE AU TELESCOPE ouvre une bouteille de champagne.

L'AVEUGLE AU TELESCOPE – A votre santé, monsieur Cioran ! Et bon anniversaire !
LE BAGAGISTE – C'est grâce à vous que nous sommes encore en vie.
LA DAME QUI FAIT DES MIETTES – Voilà ! Entrez, cher maître. On vous a réservé une surprise.
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Mais, d'abord, les présentations. Nous formons la Société des rescapés des camps de la mort des livres de Cioran !

Applaudissements, agitations. Les personnages boivent.

L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Bref, nous sommes une association de dépressifs, d'anxieux, de malheureux, de sans religion fixe, d'athées débiles, d'apathiques maladifs, de cons en manque de tendresse, de sceptiques bornés, de complexés, de handicapés affectifs…
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Bref, une association d'estropiés de l'âme qui ont réussi à s'en sortir grâce à vos livres.
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Voilà, nous fêtons aujourd'hui les quarante-cinq ans d'existence de notre association.
LA DAME QUI FAIT DES MIETTES – La société a été créée six mois après la publication de votre premier livre…
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – A l'époque, on n'était que trois… Trois pauvres types qui avaient renoncé à se suicider après avoir lu votre livre.

Rires, agitations, quelqu'un remplit les verres.

L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Et aujourd'hui, nous sommes quelques dizaines de milliers. On a des filiales en Allemagne, en Italie, en Espagne et même aux Etats-Unis.
LE JEUNE HOMME – On est heureux de vous avoir parmi nous, monsieur Cioran. Vos livres sont des vrais camps de concentration. En sortant de vos livres, on ne peut que se remettre à aimer la vie… à aimer les choses simples…
LE BAGAGISTE – Bouffer, par exemple…
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Boire un verre, bavarder, se balader à travers la ville…
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Moi, je lis Les Syllogismes de l'amertume une fois tous les six mois.
LE BAGAGISTE – On organise tous les jours des balades guidées dans le quartier de l'Odéon, par exemple. On a étudié avec attention tous vos trajets préférés autour du Théâtre de l'Odéon, dans le jardin du Luxembourg…
LA DAME QUI FAIT DES MIETTES (lit un prospectus) – On propose… des allers et retours entre le 21 de la rue de l'Odéon, et les éditions Gallimard… Promenades autour de l'église Saint-Sulpice… Promenades matinales sur l'allée où vous aviez l'habitude de rencontrer Beckett, dans le jardin du Luxembourg, on l'appelle d'ailleurs l'allée Beckett… Les détours Cioran jusqu'au boulevard Montparnasse où vous rendiez visite à Ionesco…
LE JEUNE HOMME – Mais là, il y a plusieurs avis… Il paraît que vous, pour aller chez Ionesco à pied, n'avez presque jamais emprunté deux fois le même trajet. Et en plus, très souvent, vous avez fait des grands détours par le jardin du Luxembourg, par la rue de Vaugirard, même par la rue du Cherche-Midi… comme si vous vouliez semer un poursuivant invisible…
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Allez, à la nôtre ! Soufflons les bougies !

Agitations, rires, etc. CIORAN reste immobile comme une statue de cire.

L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Merci, merci, monsieur Cioran, de nous avoir sauvés… Nous commençons maintenant une grosse opération de distribution gratuite de vos livres dans les hôpitaux psychiatriques, dans les maisons de retraite, dans les prisons, dans les casernes… Venez, monsieur Cioran… venez et soufflez les bougies !
LA JEUNE FEMME AU PETIT LAPIN – Les bougies ! Les bougies !
L'AVEUGLE AU TELESCOPE (agite un couteau) – Et puis on va couper le gâteau !
LA DAME QUI FAIT DES MIETTES – Pour l'année prochaine notre association annonce à ses membres un voyage en Transylvanie ! Sur les traces de notre maître à tous, monsieur Emil Cioran ! On va visiter votre village natal, on va arpenter cette côte que vous évoquez si souvent lorsque vous parlez de votre enfance…
LA FEMME EN BLANC – Coasta Boacii…Qui a été le paradis de votre enfance…
LE JEUNE HOMME – On essaie aussi d'apprendre un peu de roumain…
LE BAGAGISTE – On a commencé avec les jurons…
LE JEUNE HOMME (elle lit sur un bout du papier) – Pupaţi în cur.
LE BAGAGISTE (le même jeu) – Du-te în aia la mama.
L'AVEUGLE AU TELESCOPE – Prinde orbul, scoate-i ochii… ce qui est assez bizarre, car ça veut dire, en effet, "tu n'as qu'à arrêter l'aveugle et lui arracher les yeux"… Mais ce que ça signifie, ça nous échappe complètement…

Brusquement CIORAN se lève, s'approche de la table où se trouve le gâteau d'anniversaire, souffle dans les bougies. Noir total. On entend ensuite des pas, la porte qui se referme et la clef qui tourne deux fois dans la serrure. Panique parmi les personnages enfermés dans le noir.

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Le théâtre est peuplé de personnages qui ont proféré des paroles philosophiques. On ne s'étonnera donc pas de voir le philosophe accéder au rang de personnage. Mais si les propos de Vladimir et Estragon peuvent devenir philosophiques, c'est qu'ils sont avant tout théâtraux. (...) Inversement, si le philosophe apparaît sur le scène pour y discourir comme dans ses livres, on assistera - au mieux - à une conférence. On ne peut donc être que circonspect devant l'entreprise de "théâtrification" de Cioran par Matéi Visniec... En incluant dans le titre le nom du philosophe, l’auteur annonce la couleur. Certes, le sous-titre imagé à rallonge, dont Matéi Visniec a le secret, tente de corriger le tir, mais trop tard : c’est dit ! Le personnage principal s’appelle donc Cioran – et pas emil C., par exemple – et ses propos sont truffés de références à la pensée, voie à la vie du philosophe. Il n’y a donc aucun doute possible. Cioran est la matière première de cette pièce d’un auteur jusque-là porté sur l’allégorie et le fantastique grotesque que sur la biographie ou sur la philosophie…

(Emil Lansman, éditeur)


Avec des accents burlesques, surréalistes et satiriques, la pièce s’empare du texte que l’auteur Matéi Visniec a écrit sur Emil Cioran, philosophe français d’origine roumaine, atteint, à la fin de sa vie, de la maladie d’Alzheimer. Si les connaisseurs de son oeuvre identifieront vite les sources «cioraniennes» de certaines répliques et les idées de ce grand philosophe, c’est cependant avant tout de cette mémoire qui s’effiloche que la pièce veut traiter. Evoluant parmi des personnages loufoques, dans un monde touchant et onirique, le philosophe apparaît en effet de façon décalée, à travers les réponses tragi-comiques apportées à un étudiant fantaisiste. Petit homme égaré, objet de l’attention des autres et pourtant enfermé dans une grande solitude, le personnage Cioran apparaît tour à tour d’une lucidité désabusée et d’un pessimisme jovial. L’humain frappé d’amnésie n’est-il pas plus heureux et libre que l’intellectuel en proie à l’incertitude ? Cette pièce légère et enjouée traite un sujet de société complexe en théâtralisant, à un rythme effréné, une tranche de vie de ce personnage lunaire. Faisant preuve d’une remarquable inventivité scénique - écran géant, sol en vinyle reflétant le jeu des comédiens, scènes de pantomimes - née en partie des improvisations de la troupe roumano-franco-luxembourgeoise, Radu Afrim met au devant de la scène avec un humour rare et une joie insoupçonnée ce philosophe du désespoir, fâché avec l’humanité.

(Production D’Un acteur à l’Autre, Théâtre du Château, Ville d’Eu, avril 2010)

Théâtre National, Cluj, Roumanie, 2004, mise en scène Radu Afrim

Kulturefabrik, Luxembourg, 2008, mise en scène Radu Afrim

C-ie PapierThéâtre, Charleville-Mézières, 2010, mise en scène Alain Lecucq

bulgare (disponible en format électronique, traduction Ivan Radev)

anglais (disponible en format électronique, traduction Joyce Nettles)

tchèque (en voie de traduction, traduction Jiri Nasinec)

allemand (disponible en format électronique, traduction Christina Weber)

roumain (disponible en format électronique, traduction par l'auteur)

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