Les chevaux à la fenêtre

LES CHEVAUX A LA FENETRE

Editions Crater, 1996

Editions Espace d’un Instant, 2010

Pièce écrite en 1986

7 rôles interchangeables
nombre minimum de comédiens : 2 (un homme, une femme)

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Allégorie grotesque sur la guerre, sur la manipulation au nom des grandes idées, sur l'absurdité de l'héroïsme, sur le vide qui se cache très souvent derrière des concepts comme "patrie" ou "devoir". Le Messager, personnage clef de la pièce, rend visite à la Mère, à la Fille et à la Femme pour annoncer toujours une mauvaise nouvelle : le fils est mort accidentellement avant d'entrer dans la bataille, le père est devenu fou après la bataille, le mari est mort écrasé par les siens pendant la bataille.

Personnages :

LE FILS
LA MERE
LE PERE
LA FILLE
LE MARI
LA FEMME
LE MESSAGER


LE MARI (sans tourner la tête) - Sors les bols aussi!
LA FEMME - Lesquels?
LE MARI (le même jeu) - Les grands! Les grands!
LA FEMME (illuminée) - Ah!
LE MARI (qui essaie, sans aucun résultat, d'ouvrir encore plus le robinet) - Depuis quand fuit ce maudit tuyau?
LA FEMME - Quel tuyau?
LE MARI - Le tuyau!

Elle s'approche de son mari, tend la main pour lui toucher gentiment
le cou, mais finalement elle n'ose pas le faire.

LA FEMME (d'une voix douce) - Tu veux que je t'apporte une serviette?
LE MARI (qui referme le robinet) - J'en ai une.

Elle recule et continue à mettre la table qui prend de plus en plus un
air de fête.

LE MARI (ouvre la valise, sort une serviette et s'essuie avec volupté) - Voilà... comme elle est bonne cette serviette... c'est une serviette, une vraie! (Il lui montre sa peau toute rouge.) C'est ce que disait mon Colonel aussi... La peau, les gars, il faut la frotter... la frotter et la refrotter... Houh, c'est fantastique ce que je me sens bien!
LA FEMME (elle recule d'un pas pour le contempler ; ensuite, en montrant la table) - J'ai terminé.
LE MARI - Des verres! Apporte encore des verres.
LA FEMME - Combien?
LE MARI - Tous ceux que tu trouves... et le plateau aussi! (Il indique la position des verres sur la table.) Ici... ici... C'est ça. Je t'ai déjà parlé de mon Colonel?
LA FEMME - Non. (De nouveau, elle s'approche tendrement de lui, mais au dernier moment hésite à l'embrasser.) Tu ne veux pas mettre la chemise à rayure rouge cerise?
LE MARI - Non! Non! Je veux ma chemise!

La porte claque en bas. Immobiles, les deux personnages attendent
quelques secondes.

LA FEMME - Mais Hans! Tu es chez toi maintenant.
LE MARI - Non! Non! Ici ou ailleurs, c'est ma chemise que je veux. C'est ça que le Colonel dit toujours... chez soi comme en ville... le militaire reste un militaire! Le militaire doit toujours avoir une tenue correcte et ne doit penser qu'à la victoire! On ne peut pas se concentrer sur la victoire si on n'a pas une tenue correcte... Celui qui ne pense pas à la victoire n'est qu'un serpent venimeux et un crapaud galeux... et la patrie va l'écrabouiller un jour ou l'autre! Tu comprends? (Encore une fois, la porte en bas claque très fort.) Je vais la clouer, je vais la clouer cette porte!
LA FEMME (elle sort une chemise militaire de la valise et la lui donne) - Hans, t'énerves pas pour ça!
LE MARI - Mais regarde ces gouttes sur le sol! Tu les vois?
LA FEMME - Non.
LE MARI - Elles viennent de mon oreille. Depuis ce matin, mon oreille saigne à cause de cette porte.
LA FEMME - A cause des claquements?
LE MARI - Oui, et à cause de frottements aussi. Toute la matinée tu n'as fait qu'astiquer ces putains de petites cuillères.
LA FEMME - C'est toi qui m'y as obligé. Et d'ailleurs, l'argent il faut l'astiquer.
LE MARI - Montre-les moi.
LA FEMME - Toutes?
LE MARI - Toutes. Apporte-moi toute l'argenterie!
LA FEMME (en cherchant dans le placard) - Et le saladier?
LE MARI - Et le saladier.
LA FEMME - Et le seau à glace?
LE MARI - Le seau à glace pose-le vers le mur pour l'instant. Je m'en occuperai plus tard.

Il enfile sa chemise militaire et se peigne. Elle fait des allers et retours
pour apporter la vaisselle en argent.

LA FEMME (les bras chargés d'objets en argent) - T'es quand même un bel homme.
LE MARI (en déposant les objets en argent, un par un sur la table) - Je suis beau parce que je suis gai. C'est aussi ce que le Colonel dit. Un soldat doit être toujours gai. Un soldat doit être toujours vif, il doit toujours garder le front lisse, et avoir le regard clair droit devant soi. Car la vie du soldat est limpide! Comme d'ailleurs sa mission. Sa cause! Surtout sa cause! Celui qui n'est pas heureux de lutter pour sa cause n'est qu'un serpent venimeux...
LA FEMME (tendrement) - Et un crapaud galeux...
LE MARI - ...et la patrie va l'écrabouiller... Les serviettes!
LE MARI - Oui!
LE MARI - Vite! (Furieux, il lui tend une assiette.) Prend ça. Va la laver. Va! Tu ne vois pas comme elle est sale?
LA FEMME - Où vois-tu qu'elle est sale?
LE MARI - Elle est crasseuse!
LA FEMME - Où vois-tu qu'elle est crasseuse? (Elle ouvre le robinet et lave l'assiette.) C'est de la crêpe.
LE MARI - Assez! Assez! Assez! Ça pue la crêpe partout! Quand tu fais des crêpes, toute la baraque empeste la crêpe. Même le pyjama pue la crêpe. Même le sucre pue la crêpe!
LA FEMME - Hans, mais qu'est-ce que t'as?
LE MARI - Ce que j'ai? Regarde la cuisine! C'est dégueulasse. Partout des doigts sales! On dirait qu'il n'y a que des doigts sales ici.
LA FEMME (un peu effrayée) - Hans, mais qu'est-ce que t'as?!
LE MARI - Ce que j'ai! Ce que j'ai! Je ne supporte pas le désordre! Parce qu'on ne peut pas lutter comme ça! La lutte demande de l'ordre. Et la lutte a lieu partout, partout, partout! C'est ce que le Colonel dit lui aussi : la lutte est longue! Et sans ordre, plus longue encore! Parce que la victoire en dépend! Et de nous! De nous tous! Et plus l'ordre est parfait plus la victoire est proche! Et plus certaine... et plus... Tu comprends? Le Colonel, il sait bien ce qu'il dit!
LA FEMME (boudant un peu, elle lui donne l'assiette lavée et referme le robinet) - Tiens.
LE MARI (il essuie l'assiette avec sa serviette militaire) - Tiens. Tu dois comprendre...
LA FEMME - Je comprends...
LE MARI - Il faut pas te fâcher. Tu dois comprendre. La guerre n'est pas un jeu.
LA FEMME - Il y a aussi les assiettes pour le dessert...
LE MARI (qui n'entend plus rien) - La guerre purifie les peuples! Purifie les âmes! Le sang! Et finalement sélectionne les grains... Les bons grains! Ceux qui ont le droit de vivre!... de rester!... d'exister... d'être!... C'est aussi ce que dit notre Colonel... Je t'ai déjà parlé de notre Colonel?

La porte en bas claque.

LA FEMME (bouchant ses oreilles, désespérée) - Nooon!
LE MARI - Je ne sais pas ce qu'on pourrait faire sans Colonel. (Il regarde avec satisfaction la table déjà très encombrée.) Le grand plat pour le rôti! La coupe de fruits! La pince à glace!
LA FEMME (des allers et des retours entre le placard et la table) - Il y a deux semaines, madame Hilda a reçu une grande lettre jaune, avec l'en-tête de l'armée. Tous ses trois fils sont enrôlés et...
LE MARI (en organisant les objets sur la table) - Tu vois! C'est ce que je disais... Le tuyau fuit... Dieu sait depuis quand... Les vitres sont sales...
LA FEMME - Elles sont sales à l'extérieur!
LE MARI - Ca n'arrange rien. Ce que je veux dire c'est que rien ne peut marcher comme ça. Je dis qu'on doit être propre et sérieux. A l'intérieur comme à l'extérieur. Nous tous! Parce que la victoire frappe à la porte! La victoire s'approche, elle est là, on la voit... Elle arrive!... Peut-être qu'elle est déjà ici... Et nous? On l'accueille comment? Avec des assiettes sales, avec cette porte de merde que tout le monde claque? Notre vie devrait être la propreté même... (Regardant la table.) Il manque quelque chose ici...
LA FEMME - Le chandelier! Je pourrais apporter encore le chandelier.
LE MARI (enthousiasmé, il l'embrasse) - Oui! Oui!
LA FEMME (prolongeant l'embrassade) - Hans! Hans... Mon chéri, comme je t'ai attendu!... Comme j'ai compté les jours...
LE MARI (il s'arrache froidement) - Allons! Allons! Les chandeliers!
LA FEMME - T'as entendu que madame Hilda a reçu la lettre? Et depuis deux semaines, elle refuse de l'ouvrir.
LE MARI (il cherche le meilleur emplacement pour les chandeliers sur la table) - Ah! Tout ce qui se trouve devant nous... dit le Colonel... nous appartient... C'est une chose géante, grandiose, immense... c'est quelque chose qui nous ressemble... qui est à notre image... l'image du meilleur d'entre nous... Car la guerre ne tue pas! (Il allume les chandeliers.) La guerre nous fait naître! Les hommes, les vrais, naissent toujours de la guerre! Oui! Oui! Oui! Par la mort, seulement par la mort! Seulement la mort nous rend forts... Elle seule nous élève... Parce qu'elle est comme un oeil... qui nous regarde... sans cesse... d'ici... de là... d'en haut... d'en bas... Elle nous comprend. Elle est notre arbitre! Et c'est toujours elle qui nous enivre... parce que derrière elle, se tient la victoire!
LA FEMME - Hans! Tu n'as pas entendu ce que je t'ai dit?
LE MARI - Des bouteilles! Des bouteilles! Des bouteilles!
LA FEMME - Vides?
LE MARI - Vides! Vides! Vides! Et les pots de compote!
LA FEMME - Tous?
LE MARI - Tous! Tous! Tous!
LA FEMME (en apportant les pots) - Elle a trois fils qui sont tous partis au front... Et maintenant elle ne veut pas ouvrir la lettre... Elle reste enfermée chez elle, toute la journée, les volets tirés, dans le noir... Elle sort parfois pour acheter un peu du lait, elle promène la lettre avec elle, elle la montre parfois au boulanger, au boucher... Mais elle ne l'ouvre pas... Tu m'écoutes, Hans?
LE MARI (fasciné par les objets qu'il ne cesse de ranger sur la table) - Ca arrive... Ca se peut... personne ne le nie... il y a des pertes... Il y a toujours des pertes... Quand la cause est si noble... Quand l'avenir brille comme le soleil... on doit accepter les pertes... Il faut donner son sang aussi... Mais, ce sang... qu'est-ce qu'il représente? A ton avis, hein? Oui... il coule... Mais il revient à sa source par d'autres voies! Parce qu'il va être le lien! Le lien qui va nous unir... plus tard!... C'est le mortier... qui va nous maintenir côte à côte... dans le grand édifice... Haaa! (Court pause.) C'est ainsi.
LA FEMME - Oui Hans, c'est ainsi. Mais je me sens si triste... Plus je prie et plus je suis triste... et de plus en plus apeurée... Nous prions parfois ensemble, moi, madame Hilda et sa fille... on reste comme ça, des heures et des heures... la porte n'arrête pas de claquer... dans la rue tout le monde court... et nous, on n'arrête pas de penser... moi, je pense à toi... je te vois... quand je prie longtemps, je m'engourdis... peu à peu je perds la voix... madame Hilda est tellement affaiblie...
LE MARI - J'aime pas ça. Pas du tout... Je veux que tu sois belle et bien en chair... Allume les lampes. Toutes les lampes! (Il projette toutes les lumières sur la table.) Ma casquette! (Elle lui apporte la casquette.) Les chaises... toutes les chaises... En colonne, ici... La boîte à ordures... là... Le panier à linge sale... retourne-le... (Il disperse les habits. Extasié devant les tas d'objets.) Pousse-toi! (Il monte sur une chaise.) Oh! C'était exactement comme ça... Donne-moi la carafe d'eau!
LA FEMME - Madame Hilda va devenir aveugle elle aussi, j'en ai bien peur...
LE MARI (en versant l'eau de la carafe sur la table il trace une ligne de démarcation qui sépare les objets en deux camps) - Oui, c'est ça, c'est tout à fait ça... Regarde! (Pendant tout ce temps il pousse frénétiquement les objets, les renverse, change leurs places, etc.) Nous, nous étions ici! Voilà! C'est nous! (Il indique une "armée" de verres et de bouteilles.) Moi... ce verre c'est moi! Sans aucun doute!... Tous, nous attendions... l'un près de l'autre... côte à côte... comme un coeur géant... comme un coeur qui... brusquement... commence à rouler effroyablement... voilà... comme une avalanche... qui roule... Mais qui donc pourrait résister à une telle avalanche?... Personne! Personne! Oh, c'était comme dans un rêve... un vrai cosmos... Et vlan! Des brèches! Et vlan! Des forêts franchies! Et vlan!... Ca c'est la colline... Et le coeur... boum! Par ici! Et maintenant, à droite! Des munitions, vite! Feu! Feu! Feu! Tu vois ça? Ici tout est rasé... il n'y a plus rien! Rien de rien! On a tout réduit à la dimension d'un caillou... (Peu à peu, la chambre entière devient la maquette d'un champ de bataille.) Comme ça! Comme ça, à la dimension d'un atome... et après ça... après ça... de toute ça... de toutes ces miettes... il nous sera plus facile de refaire le monde... parce que nous le referons... nous le reconstruirons... mais à notre image et à notre ressemblance... parce que c'est ça que le Colonel dit... le monde doit avoir une seule image... la nôtre!... et pas tant la nôtre que celle du meilleur d'entre nous... du meilleur d'entre nous, compris?... Voilà! Et l'ennemi où crois-tu qu'il se cache? L'ennemi dégueulasse, l'ennemi bouffi, l'ennemi lâche et venimeux? Où le vois-tu, l'ennemi terrifié par la peur, où le vois-tu l'ennemi répugnant... et... et... Où?
LA FEMME (elle montre un tas d'assiettes) - Ici!
LE MARI - Non! C'est nous!
LA FEMME - Où donc?
LE MARI - Mais pense, bon Dieu! Pense un peu!
LA FEMME (timide) - Dans la soupière?
LE MARI - Merde! Pense! Pense! Pense!
LA FEMME (en pleurant) - J'sais pas... là?
LE MARI - Ouais! Ouais! Ouais! (Il l'embrasse.) Comme un rat! Par tous les diables! Là! Oh, ma chérie...
LA FEMME - Oh, mon chéri!
LE MARI - Et maintenant, essaie de te figurer... on l'encercle... (Presque tous les objets de la chambre lui sont utiles pour cette opération.) Plus serré... plus serré... encore et encore plus... Et demain peut-être... on va le frapper... mortellement! (Il joue l'attaque.) En avant! Suivez-moi! Suivez-moi! A l'attaque! (Il arrache la nappe et l'agite comme un drapeau. Toute l’argenterie tombe par terre.) Dieu avec nous! La vérité avec nous! On va en finir avec eux!
LA FEMME - Bravo! Que ça se termine une fois pour toutes! Madame Hilda aussi...
LE MARI - Parce que notre vérité... à notre image... qui est indivisible...
LA FEMME - Et moi, tu vas voir, je vais réparer le tuyau, je vais nettoyer tout...
LE MARI - ...unique, éternelle! Nous serons les vainqueurs parce que notre vérité est éternelle!
LA FEMME - Je vais laver les carreaux, je vais appeler quelqu’un pour la porte...
LE MARI - Parce que nous sommes éternels aussi! Parce que notre Dieu est le seul Dieu éternel!
LA FEMME - Oh, Hans! Comme je me réjouis de voir que tu penses à Dieu, toi aussi de temps en temps.
LE MARI - Et encore une seule attaque, la dernière... (Il monte sur la table.) Ta! ta! ta! ta! ta! Par ici! Ecrasons-les! Des munitions, encore! (Il est clair que l’ennemi est repoussé dans un coin de la table et ensuite plus loin, dans un coin de la pièce, sous le robinet.) A gauche! A droite! A gauche! Feu! Sans pitié! La victoire n’a pas de pitié! Voilà! C’est tout! C’est fini! (Dégoûté, à l’ennemi.) Fais quelque chose, si tu peux, vermine!

Il ouvre le robinet pour donner un coup fatal à l’ennemi. Une fumée noire sort du robinet et monte vers le plafond.

LA FEMME (se collant à son épaule) - Oui, oui... je me demandais toujours... où dort-il? Que mange-t-il? N’est-il pas mouillé? N'a-t-il pas mal au dos?
LE MARI (en regardant l’ennemi) - Il ferait mieux de se rendre! Regarde-le! (Il essuie son front.) Oh! Comme cette putaine de table grince!
LA FEMME - Arrête, mon chéri! Tu es tout en sueur.
LE MARI - Donne-moi ma serviette dans ma valise.
LA FEMME - Prends celle de la salle de bains.
LE MARI - Non! Non! Je veux ma serviette, la mienne!... (Il s’essuie.) Le comble, c’est que le Colonel, lui aussi, s’appelle Hans. Qu’est-ce que tu en penses de ça? Lui aussi, ha!
LA FEMME - C’est marrant, ça!
LE MARI - Non? Dès qu’il m’a vu la première fois, il m’a dit : on s’appelle Hans tous les deux...
LA FEMME - Oui... oui... (Elle essaie encore de le caresser.) Mon beau blond, mon chéri...
LE MARI - On a eu une satanée chance d’avoir ce Colonel... C’est justement ça qu’il nous a dit dès le début : vous avez sacrement de la veine avec moi, les enfants! (La porte claque en bas. Fou de rage.) Nooon!... (Il se précipite en bas.) Je vais tous les tuer! Les tuer tous!

Un moment de silence. Des gouttes d’eau noire s’écoulent du robinet.

LA FEMME attend, intriguée, le retour de son mari. Coups frappés de l’intérieur du placard. LA FEMME s’approche et l’ouvre. LE MESSAGER sort la tête.

LE MESSAGER - Je dérange? Je peux m’asseoir un instant?
LA FEMME - Je vous en prie! Ne faites pas attention au désordre.

LE MESSAGER s’extirpe avec beaucoup de difficulté du placard et abîme complètement son bouquet de fleurs habituel. De son uniforme, il ne garde que le pantalon et les bottes. Il semble être très fier de sa nouvelle chemise à rayures rouge cerise.

LE MESSAGER - Mais non! Mais non! (Il a du mal à refermer la porte du placard, comme si quelque chose lui faisait opposition de l’intérieur.) C’est à moi de m’excuser de vous déranger à table.
LA FEMME - L’homme aux fleurs, c’est vous?
LE MESSAGER - Vous avez deviné, madame.

L'eau continue à couler. Un petit ruisseau avance vers le milieu de la
pièce.

LA FEMME - Vous avez quelque chose à me dire, non?
LE MESSAGER - Oui, madame.
LA FEMME - Dites ce que vous avez à dire et allez-vous en.
LE MESSAGER - Oui, madame.
LA FEMME - Mon mari doit revenir d'un moment à l'autre... ou peut-être l'avez-vous déjà croisé dans l'entrée?
LE MESSAGER (paniqué à cause de l'eau qui avance dans la pièce ; visiblement, il a horreur de marcher dans l'eau) - Oui, madame.
LA FEMME - Il est sorti voir qui a encore claqué la porte. Ce n'était pas vous par hasard...
LE MESSAGER - Non, madame. Moi, je ne claque jamais rien.
LA FEMME - Dites-moi, encore des mauvaises nouvelles?
LE MESSAGER (il cherche un lieu pour déposer les fleurs) - Oui, madame.
LA FEMME - Ah bon! Je m'y attendais.
LE MESSAGER - Je peux m'asseoir un peu sur la valise?

Finalement, il dépose les fleurs dans l'eau qui se répand doucement dans la pièce. Il monte ensuite sur la valise pour ne pas se mouiller les pieds.

LA FEMME (elle récupère les fleurs et les serre sur sa poitrine) - Il est mort! Il est mort mon pauvre Hans, n'est-ce pas?
LE MESSAGER (en ramassant la nappe qui a servi tout à l'heure de drapeau et qui est maintenant imbibée d'eau) - Oui, madame.
LA FEMME - Il n'est pas mort comme un héros, n'est-ce pas?
LE MESSAGER - Bof! Oui... et non, madame.
LA FEMME - C'est le cheval qui l'a tué, non?
LE MESSAGER (en examinant la nappe) - Non, madame.
LA FEMME - Comment ça, non?
LE MESSAGER - Non, madame, il n'y a pas de cheval cette fois.
LA FEMME - En temps de guerre, ou en temps de paix?
LE MESSAGER - C'était pendant l'assaut, madame. Le dernier assaut. L'assaut de la victoire. Et il est justement tombé sous l'oeil terrifié et exorbité de l'ennemi.
LA FEMME - Ils l'ont criblé de balles, n'est-ce pas?
LE MESSAGER - Non, madame.
LA FEMME - Ils l'ont mis en pièce, n'est-ce pas?
LE MESSAGER (il essaie de tordre la nappe) - Non, madame.
LA FEMME - Mais alors?
LE MESSAGER - Il a trébuché et il est tombé par terre. L'assaut venait juste d'être lancé. Lui, il était dans les premiers rangs... Et il se précipitait toujours le premier en avant... en avant... comme un vrai héros... et il hurlait de toutes ses forces... et il courait, il courait... tout le régiment derrière lui... et tous couraient derrière lui, de toutes leurs forces, et tous hurlaient... Ni diable ni dieu n'aurait pu les arrêter, et l'ennemi les regardait stupéfié... et votre mari était toujours le seul en première ligne... avec un drapeau énorme... Le drapeau flottait dans l'air, et... c'est justement peut-être à cause de l'air que votre mari a trébuché... et alors il a roulé par terre... Il est tombé, madame, sous son drapeau alourdi par l'air, et il ne s'est plus relevé... Parce que l'air, flap, flap, dégringolait toujours sur lui...
LA FEMME - Et il est resté cloué au sol?
LE MESSAGER - Oui.
LA FEMME - Et les autres?
LE MESSAGER - Les autres l'ont piétiné, madame.
LA FEMME - Quoi? Piétiné par les siens?
LE MESSAGER - Oui, madame. Personne ne pouvait plus s'arrêter. Ils l'ont écrasé sans le vouloir. Ça poussait en arrière.
LA FEMME - Mais c'est horrible! Piétiner un homme vivant, mais c'est horrible!
LE MESSAGER - C'est ça. Que pouvait-on faire? C'était une incroyable bousculade. Personne ne savait plus sur quoi il posait les pieds.
LA FEMME - Et après, vous l'avez relevé?
LE MESSAGER - On n'a pas pu le faire, madame. Mais j'ai apporté les bottes.

Il entrouvre doucement la porte du placard d'où on voit surgir quelques bottes.

LA FEMME - Ses bottes?
LE MESSAGER - Non, madame, les bottes de ceux qui l'ont piétiné.

LE MESSAGER ouvre la porte du placard et un immense tas de bottes roule par terre.

LA FEMME - Je n'y comprends rien.
LE MESSAGER - Je n'avais pas d'autre solution, madame. Tout ce qui reste de lui est sous les semelles des bottes qui l'ont piétiné. C'est pour ça que je les ai apportées.
LA FEMME - Mais que voulez-vous que j'en fasse, de ces bottes?

LE MESSAGER - Ce sont dix mille bottes, madame. Sa tombe est là, sous les semelles de ces bottes.

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ON ACHÈVE BIEN LES CERVEAUX

« Quand les éléphants se battent, c’est l’herbe qui est piétinée », dit un proverbe africain. Quand Visniec parle de la guerre, c’est pour dépecer l’absurdité d’un enfer à broyer les chairs, à pétrifier les âmes et à faire imploser les raisons. Le texte, écrit en 1987, avant le départ de l’auteur de Roumanie, est d’abord accepté par la censure, qui y perçoit l’exaltation patriotique avant de finalement l’interdire. « Je voulais justement, dit Matéi Visniec, démolir la comédie du langage patriotique et toutes les formes du discours qui ont conduit au lavage des cerveaux et à agir aveuglément. »

C’est avec Les Chevaux à la fenêtre que l’auteur est joué pour la première fois en France au début des années 90, vouant ainsi à la pièce une affection particulière.

Mourir pour des idées – sans même parler de leur nature -, est-ce une bonne idée ? La patrie mérite-t-elle le sang qu’on verse pour elle ? Qui est-on et que cherche-t-on à vouloir se poser en héros ? En quoi se battre est-il un acte de bravoure ? Plusieurs saynètes mettent en scène le père, le mari, le fils… celui qu’on arrache et que l’amour même ne retient plus ou ne fait plus revenir à la pensée claire. Car, ce n’est pas le rouleau compresseur de la guerre dans son horreur qui est seulement dénoncé par la pièce ; c’est aussi l’insondable pouvoir qu’elle détient sur nous, nous poussant à la sauvagerie, ou bien la sinistre empreinte qu’elle laisse sur les raisons. Il y a aussi la complicité dangereuse de ceux qui se prennent pour des héros, ces exaltés qui mettent toute leur vitalité à servir la cause nationale. Comment ne pas lire en filigrane la vanité d’un certain type d’engagement politique et le sectarisme auquel il condui(si)t ? Comment ne pas entrevoir la chair à militer que les partis et les hommes politiques savent bien utiliser à leur profit ? Comment peut-on à ce point se laisser envahir par des sentiments artificiels jusqu’à en perdre la raison ?

Le crescendo de la démence, jusqu’à l’infantilisation, est fort bien rendu par Claudiu Bleontz, que le public roumain connaît bien, prodigieusement investi dans ses différents personnages. Les murs de la scène semblent ne pas être assez larges pour la folie qu’il incarne avec un réalisme et une violence si justes qu’il sème parfois le doute et l’effroi dans nos esprits. La mise en scène de Radu Dinulescu et les décors et accessoires de Doru Pacuraru, des bottes par dizaines, des casques improbables, du matériel de cantine militaire d’un autre âge, génèrent l’étouffement et configurent avec un esthétisme sûr ce « théâtre de batailles à domicile » qui fait s’interroger sur l’instrumentalisation des nationalismes, les motivations des combattants et les dégâts indélébiles de la guerre.

(Stephen Bunard, RUEDUTHEATRE juillet 2006)

C-ie Le Jodel - Théâtre des Célestins Lyon, 1992, mise en scène Pascal Papini

Création radio, France Culture, 1996, mise en scène Michel Sidorof

C-ie Vitold-Paparella - Théâtre des Cinquante, Paris, 1996, mise en scène Mireille Paparella

Petit Théâtre de Bucarest, Roumanie, 1994, mise en scène Nicolae Scarlat

Théâtre Osobniac, Saint-Petersbourg, Russie, 1997, mise en scène Volia Vaha

Trap Door Theater, Chicago, Etats-Unis, 2009, mise en scène Radu Alexandru Nica

roumain (disponible en manuscrit, pièce écrite en roumain)

français (disponible en format électronique, traduction par l'auteur)

anglais (disponible en format électronique, traduction Alison Sinclair)

italien (disponible en manuscrit, traduction Esterina Cantoni)

japonais (disponible en format électronique, traduction Hiroko Kawaguchi)

persan (disponible en manuscrit, traduction Tinouche Namjou)

russe (disponible en format électronique, traduction Anastasia Starostina)

hongrois (disponible en format électronique, traduction Tapasztó Ernó)

MENTIONS LEGALES

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