Mais qu'est-ce qu'on fait du violoncelle?

MAIS QU'EST-CE QU'ON FAIT DU VIOLONCELLE?

Editions Espace d’un Instant, 2010

Pièce écrite en 1990

4 rôles (3 hommes et 1 femme)

 

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Dans une salle d'attente, l'homme au journal, la femme à la voilette, le vieil homme à la canne. Dans un coin, l'homme au violoncelle joue sans arrêt de son instrument. Les autres commencent par l'écouter et l'apprécier, mais très vite, la mélodie répétitive et obsédante les rend fous. Ils essayent, tour à tour, de le convaincre d'arrêter, au moins pour quelques minutes, quelques secondes... Mais l'homme au violoncelle ne les voit pas, ne leur répond pas. Il joue, de plus en plus menaçant, seul contre tous... Les autres devront s'organiser contre cette agression musicale imprévue...

Personnages :

L'HOMME AU JOURNAL
LE VIEIL HOMME A LA CANNE
LA FEMME A LA VOILETTE
L'HOMME AU VIOLONCELLE

Une salle d'attente. Des chaises le long des murs. Dans un coin, l'Homme au Violoncelle joue, pas trop fort, du violoncelle. Le Vieil Homme à la Canne paraît dormir sur sa chaise, la nuque contre le mur. La Femme a la Voilette semble écouter la musique, transportée.

Tout à côté de la porte d'entrée, deux (ou plusieurs) parapluies laissés ouverts pour s'égoutter.

L'Homme au Journal entre. Il secoue son parapluie et le pose auprès des deux autres qui s'égoutte. Il secoue son imperméable en inspectant discrètement la pièce.

L'HOMME AU JOURNAL
Pfff! Quel sale temps!

La Femme à la Voilette relève sa voilette et dévisage l'Homme au Journal. Le Vieil Homme à la Canne ouvre les yeux, apathique. L'Homme au Violoncelle, imperturbable continue à jouer du violoncelle.

L'HOMME AU JOURNAL
(Se frottant les mains, et cherchant une place confortable; à tout le monde.)
Là depuis longtemps ?

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
(En échangeant un regard avec La Femme à la Voilette.)
Une heure.

LA FEMME A LA VOILETTE
(Avec un retard d'une seconde.)
Une heure.

L'HOMME AU JOURNAL
Ah bon!
(Il sort son journal, humide de la poche de son manteau.)
Et, rien ?

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
(Après une hésitation.)
Rien.

L'HOMME AU JOURNAL
(Reposant le journal humide sur la chaise d'à côté.)
Voilà! A quoi bon acheter des journaux!

Pause

L'Homme au Journal semble découvrir enfin l'Homme au Violoncelle. Il écoute quelques secondes la musique, il se lève et s'approche de l'Homme au Violoncelle, fait un geste comme s'il dirigeait la musique, se retourne et s'assoit tout près du Vieil Homme à la Canne.

L'HOMME AU JOURNAL
Si ce temps pourri continue... on va avoir des inondations.

LA FEMME A LA VOILETTE
Ça flotte encore ?

L'HOMME AU JOURNAL
Ça flotte toujours.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Chez moi, j'ai déjà de l'eau dans la cave.

LA FEMME A LA VOILETTE.
Chez moi aussi c'est humide.

Pause

L'Homme au Violoncelle continue de jouer, un air répétitif et obsédant.

L'HOMME AU JOURNAL
(Discrètement à la Femme à la Voilette et au Vieil Homme à la Canne, esquissant un geste vers l'Homme au violoncelle.)
Ce monsieur, il attend aussi ?

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
On ne sait pas.

LA FEMME A LA VOILETTE
Nous, depuis qu'on est là... ce monsieur joue.

L'HOMME AU JOURNAL
Depuis une heure!?

LE VEIL HOMME A LA CANNE
Depuis une heure, oui.

L'HOMME AU JOURNAL
Et vous ne lui avez pas parlé ?

LA FEMME A LA VOILETTE
On ne l'a pas interrompu parce qu'il ne s'est pas arrêté.

L'HOMME AU JOURNAL
Il joue en continu, depuis une heure!

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Depuis une heure, oui.

L'HOMME AU JOURNAL
Hm. Ça c'est nouveau, ça.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
C'est une surprise, oui.

LA FEMME A LA VOILETTE
Moi, quand je suis arrivée, parce que j'étais la première, ce monsieur avait déjà commencé.

L'HOMME AU JOURNAL
Il jouait seul!

LA FEMME A LA VOILETTE
Seul et absolument éperdu, oui.

Pause.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Mais pourtant... il ne joue pas mal.

L'HOMME AU JOURNAL
Ah, non.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Il nous aide à tenir.

LA FEMME A LA VOILETTE
Moi, il m'a fait oublier complètement le temps.

Pause.

L'Homme au Violoncelle répète avec obsession la même partition.

L'HOMME AU JOURNAL
Dommage qu'on ne connaît pas ce qu'il joue.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Je ne m'y connais pas très bien, mais ça semble assez connu.

L'HOMME AU JOURNAL
Moi aussi, ça me dit quelque chose.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Ça doit être du Haendel...

L'HOMME AU JOURNAL
Haendel ou Bach, c'est sûr.

LA FEMME A LA VOILETTE
Exclus. Ni l'un, ni l'autre.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
C'est quoi alors ?

LA FEMME A LA VOILETTE
Ça peut être n'importe quoi.

L'HOMME AU JOURNAL
Ha! Ça m'en bouche un coin.

LA FEMME A LA VOILETTE
Mais oui.

Pause.

L'Homme au Violoncelle joue toujours imperturbable.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
De toute façon, ce qui est intéressant c'est qu'il joue sans partition.

L'HOMME AU JOURNAL
Oui, c'est pas facile ça.

LA FEMME A LA VOILETTE
Il a tout dans la tête. C'est aussi un talent.

L'HOMME AU JOURNAL
Mon père, le pauvre, il savait jouer de l'accordéon... mais moi je n'ai pas hérité de ça...

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
L'oreille musicale, ça s'hérite très rarement.

Pause.

L'Homme au Journal déplie son journal humide et essaie de lire un peu. Le Vieil Homme à la Canne regarde dans le vide. La Femme à la Voilette se prépare une cigarette dans son fume-cigarette.

LA FEMME A LA VOILETTE
Je ne sais pas si on peut fumer ici, mais...

L'HOMME AU JOURNAL
(Qui n'arrive pas à se concentrer sur son journal.)
Fumez, madame, fumez. Rien n'a plus d'importance maintenant.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Il me semble que ça traîne un peu en longueur, hein ?

LA FEMME A LA VOILETTE
C'est comme ça les compositions pour instruments à cordes. Longues.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
C'est un hautbois ça, non ?

L'HOMME AU JOURNAL
Hautbois ou violoncelle.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Oui, l'un des deux.

LA FEMME A LA VOILETTE
Ah, non. Un violoncelle. C'est, sans aucun doute un violoncelle.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Violoncelle....

LA FEMME A LA VOILETTE
Absolument sûr et certain.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
(A L'Homme au Journal.)
Violoncelle donc...
(Pour lui-même.)
Ça ne fait rien....

Pause.

LA VIEIL HOMME A LA CANNE
Je commence à me demander s'il n'est pas payé...

L'HOMME AU JOURNAL
Vous croyez qu'il est payé ?

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Autrement, ça n'a pas de sens.

LA FEMME A LA VOILETTE
Payé par qui ?

LE VEIL HOMME A LA CANNE
Par eux...

LA FEMME A LA VOILETTE
Je ne crois pas qu'il soit payé.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Alors, je n'y comprends rien.

L'HOMME AU JOURNAL
Il est payé, c'est sûr. Personne ne joue comme ça, de son propre chef.

LA FEMME A LA VOILETTE
Pas certain qu'il soit payé. Peut-être qu'il attend. Comme tout le monde, lui aussi.

L'HOMME AU JOURNAL
Mais pourquoi il joue alors ? Il peut pas attendre comme tout le monde attend ?

LA FEMME A LA VOILETTE
Mais pourquoi pas ? Je fume, vous lisez, il joue.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Moi, excusez-moi, je ne trouve pas ça normal. Il devrait quand même s'arrêter un peu.

LA FEMME A LA VOILETTE
Moi, ça ne me dérange pas qu'il joue. Mais j'ai l'impression qu'il joue un peu faux maintenant...

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Faux ou pas, le pire c'est qu'il se répète.

L'HOMME AU JOURNAL
Il jouait mieux au début ?

LA FEMME A LA VOILETTE
Bien mieux. Plus ça dure, moins il est bon.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Moi, à mon avis, ce qui est exagéré n'est pas bon, même si ce n'est pas mal.

LA FEMME A LA VOILETTE
Moi, si la musique est bonne, je peux l'écouter des jours durant.

L'HOMME AU JOURNAL
Des jours durant... je ne le crois pas.

LA FEMME A LA VOILETTE
Pourquoi pas ? La bonne musique, ça vous fait planer.

L'HOMME AU JOURNAL
Soyons sérieux. Planer où ? Ça finit toujours par vous rendre fou.

LA FEMME A LA VOILETTE
Ça dépend des gens.

L'HOMME AU JOURNAL
Ecoutez, madame, même si c'était du Beethoven... tu planes... tu planes... et tout d'un coup... zbang! Ça te fiche par terre! Et par dessus le marché ça peut te rendre sourd.

LA FEMME A LA VOILETTE
Ce que vous dîtes n'a aucun rapport.

L'HOMME AU JOURNAL
Comment ça ? Mon père, Dieu le protège, jouait de l'accordéon. Mais, pas tout le temps, et d'habitude dans sa chambre.
LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Et si on lui demandait de s'arrêter un peu ?

LA FEMME A LA VOILETTE
Ça c'est une idée. Cinq minutes au moins.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
A moins qu'il ne se fâche...

L'HOMME AU JOURNAL
De toute façon... qu'il se fâche... qu'il ne se fâche pas, je crois que c'est normal qu'il fasse une pause.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Donc, je vais lui dire ?

LA FEMME A LA VOILETTE
J'peux y aller moi, si vous voulez.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Ah, non. ça ne me dérange pas. J'y vais.

Le Vieil Homme à la Canne se lève et s'approche de l'Homme au Violoncelle. Il attend quelques longues secondes devant lui, mais l'Homme au Violoncelle ne semble pas remarquer sa présence. Le Vieil Homme à la Canne frappe doucement le sol avec sa canne. Aucune réaction. Le Vieil Homme à la canne frappe plus fort. L'Homme au Violoncelle arrête de jouer et lève la tête vers lui.

LE VIEIL HOMME A LA CANNE
Soyez gentil... on voudrait vous demander quelque chose... si ça ne vous dérange pas... faites une pause s'il vous plaît.

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Mais qu'est-ce que cette pièce signifie? 
Répondre en une phrase étranglerait la pièce.
Mais il faut pourtant s'essayer sans cesse à une explication en s'empressant de dire que ce ne sera pas "L'’explication", et que toute explication n'est qu'une vue partielle de l'ensemble. C'est une pièce, ajouterait encore Brook, pas un traité… 
Assurément, cette pièce traite de l'attente, des conditions de l'attente, de la difficulté d'agir, de l'homme gaspillant sa vie, des conséquences de cohabiter avec un monstre, de l'incidence des pouvoirs totalitaires sur le comportement diurne des individus, du bon sens, de la peur de l'autre, de l'incidence des pouvoirs totalitaires sur le comportement nocturne des individus et sur leurs rêves, de ces salauds de braves gens, de l'art, de la place des artistes, de l'homme diminué, paralysé, inutile, quasi-mort mais fou de bonheur d'être quasi-vivant, des choses qui font du bien quant elle s'arrêtent, de l'optimisme facile, du pessimisme communicatif, de ces gens qui se noient et qui, aux rares instants où ils refont surface, ne gâchent pas leur temps à crier au secours, mais disent simplement "la vie est belle"… 
On peut vivre l'instant avec plus de force.

(Lionel Astier)


Dehors il pleut. dans un coin de la salle, l'homme au violoncelle joue de son instrument. rien ne l'arrête. de cette forme absurde découlent des situations comiques.à travers un univers propre à visniec où se mêlent humour, poésie et férocité, la pièce nous interroge sur la place de l'art dans notre société, de l'étranger, de l'étrange, de l'inexploitable.

(Nora Granovski – metteur en scène, C-ie BWZK)

Théâtre Lucernaire, Paris, 1998, mise en scène Lionel Astier 

Réalisation TV, la Télévision Roumaine, Bucarest 1990, mise en scène Nicolae Scarlat

roumain (disponible en manuscrit, traduction par l'auteur)

allemand (disponible en format électronique, traduction Gerhardt Csejka)

estonien (disponible en manuscrit, traduction Ülle Driefeld)

anglais (disponible en format électronique, traduction Mioara Tarzioru)

bulgare (disponible en format électronique, traduction Ognean Stamboliev)

japonais (disponible en format électronique, traduction Hiroko Kawaguchi)

MENTIONS LEGALES

création graphique : © Andra Badulesco 2010