Richard III n'aura pas lieu

RICHARD III N'AURA PAS LIEU

ou Scènes de la vie de Meyerhold

Editions Lansman, 2005

Pièce écrite en 2001

Une dizaine de rôles
Nombre minimum de comédiens : 5 hommes, 3 femmes

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Meyerhold a reçu l'autorisation de monter "Richard III" car Shakespeare n'est pas un auteur censuré dans ce pays où la révolution s'efforce de créer l'homme nouveau. Oui, mais... la Commission qui supervise l'art mis au service de la révolution trouve que certains signes théâtraux sont confus, voire dangereux. Les comédiens cherchent trop le regard du public, certains accessoires doivent être nettoyés du point de vue idéologique... C'est donc à la démarche artistique du metteur en scène qu'on s'attaque, et aux allusions que cette démarche pourraient susciter...

Personnages :

VSEVOLOD MEYERHOLD
LA SOUFFLEUSE
TANIA
LE GENERALISSIME
RICHARD III
LES MEMBRES DE LA COMMISSION (Le Président, la Dactylographe, etc.)
LES HOMMES EN MANTEAUX DE CUIR
LA MERE
LE PERE
Plusieurs COMEDIENS DE LA TROUPE (Ivan, Anton, Piotr, etc.)
RICHMOND
LE GARDIEN
D'autres courtes apparitions des personnages de la pièce de Shakespeare


SCENE 8

Deux hommes en manteaux de cuir introduisent un trône de pacotille. Tout au long de la scène ils feront des allers et retours en apportant d'autres éléments de décor de pacotille, chaises, tables, colonnes, etc. RICHARD III remet les accessoires qui lui redonnent son image "à l'ancienne".

HOMME 1 (en souriant) - Salut Vsevolod !
HOMME 2 (très gai) - Salut, Vsevolod !
MEYERHOLD - Arrêtez ! J'ai déjà fait mon autocritique...
HOMME 2 - L'autocritique, nous, on s'en fout.
HOMME 1 (toujours en souriant) - Nous, on est envoyé par le Service du Nettoyage Idéologique de Surface… Le SNIS.
HOMME 2 - Nous, on n'est que des nettoyeurs idéologiques de surface…
HOMME 1 - Nous, on s'occupe seulement du nettoyage idéologique des décors, des costumes et des accessoires…
HOMME 2 - Voilà… Vous voulez jeter un coup d'œil sur notre ordre de mission ?
HOMME 1 - Tenez, c'est marqué clairement… La salive empoisonnée des idées du camarade Vsevolod Meyerhold, que le camarade Vsevolod Meyerhold a étalée sur tous les accessoires, sera nettoyée dans tous les théâtres de notre patrie libre.

Ils se mettent au travail.

RICHARD III (se presse à aider les hommes en manteaux de cuir qui installent sur la scène toute une panoplie d'armes médiévales, d'insignes héraldiques, etc.) - Mais je n'ai rien fait, moi ! Moi je suis innocent ! Moi, je n'ai fait qu'obéir aux idées malsaines du metteur en scène. D'ailleurs, je n'ai jamais compris pourquoi il a choisi cette pièce. J'ai été berné, camarades ! On m'a trompé ! Moi, je n'ai pas voulu servir les intérêts des pouvoirs étrangers...
MEYERHOLD - Mais la Commission ne m'a encore rien reproché… On n'a même pas encore parlé de la pièce… La Commission…
RICHARD III - Dis-moi, companero Vsevolod, pourquoi tu as fait de moi un personnage positif ? Personne n'a jamais fait de Richard III un personnage positif. Je suis quand même un assassin, un meurtrier, un être cruel et sans scrupule... Pourquoi ce regard serein et compatissant jeté sur moi ?
MEYERHOLD - Parce que tu représentes le mal sans portée idéologique.
RICHARD III (vers les deux hommes qui apportent des gros chandeliers) - Vous entendez ça ? Il a tout reconnu !
MEYERHOLD - Est-ce que je suis seul dans ma tête ? Non, je ne suis pas seul dans ma tête... Non, ils ont réussi à s'installer dans ma tête... Attention, si vous restez toujours dans ma tête je vais me l'exploser, la tête ! Je vais me suicider comme Maïakovski... Si c'est la seule façon de vous faire sortir de ma tête, je le ferai !
HOMME 1 (en astiquant une armure) - Vsevolod Meyerhold, cessez d'arroser le décor de votre salive !
HOMME 2 - Un peu de respect pour notre travail, camarade Maître Artiste.
MEYERHOLD - Je vous préviens que j'ai eu une conversation avec le Généralissime ! Le Généralissime lui-même m'a rendu visite, personnellement !
HOMME 1 - Et vous lui avez rallumé sa pipe. Ce n'est pas assez, camarade. Ce n'est pas assez.
MEYERHOLD - Le théâtre n'est pas un miroir, mais un verre grossissant ! C'est Maïakovski qui le disait.
HOMME 1 - Oui, mais Maïakovski est mort !

Les deux hommes en manteaux de cuir déposent encore quelques éléments de décor aux pieds de MEYERHOLD et sortent.

RICHARD III (court après les trois hommes) - Ne me laissez pas ici... Sortez-moi de sa tête... Sortez-moi de cette cage... Je suis prisonnier de sa tête...

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SCENE 9

MEYERHOLD seul dans le noir, dans la chambre à coucher.
On entend des pas qui montent. TANIA entre, allume une lampe. Elle a fait les courses. Elle dépose par terre deux sacoches et s'écroule sur le lit. Son ventre s'est monstrueusement arrondi.

TANIA - Il s'est mis à siffler une marche pendant que je faisais les courses. J'ai eu tellement honte.
MEYERHOLD (comme si on lui avait posé une autre question) - Non, ce n'est pas assez…
TANIA - Heureusement que tout le monde a fait semblant de ne rien entendre.
MEYERHOLD - Ou peut-être que ce n'est pas dans la tête qu'on peut être libre. Peut-être qu'on n'est libre que dans son cœur. A ton avis, s'ils sont déjà dans ma tête, tu crois que mon cœur aussi est menacé ?
TANIA - Pourquoi tout le monde fait toujours semblant dans la rue de ne pas entendre les fœtus qui sifflent des marches dans les ventres de leurs mères ?
MEYERHOLD - Qui a dit oui ? Quelqu'un parle à ma place dans ma tête, ce n'est pas normal ça. Mon cœur se tait et ma tête parle, ce n'est pas normal.
TANIA - J'ai croisé d'autres femmes enceintes, mais je n'ai pas eu le courage de les approcher. Elles non plus, d'ailleurs. Toutes les femmes enceintes s'évitent soigneusement. Pourquoi ?
MEYERHOLD - Et pourtant, entre la tête et le cœur la distance n'est pas énorme… Ou peut-être que je me trompe… Pourquoi ma tête n'ose-t-elle jamais poser des questions à mon cœur ? Mon cœur n'est quand même pas sourd, loin de là… Un cœur qui bat ne peut pas être sourd, n'est-ce pas ? Il peut être aveugle, mais pas sourd… Sauf si la tête a aussi réussi à envelopper le cœur… Pourquoi y a-t-il une réponse dans ma tête à toutes mes questions tandis que mon cœur reste muet ? C'est normal que le cœur reste muet lorsque la tête est aveugle ?
TANIA - Parfois j'ai même l'impression qu'il se met à cracher. Tu te rends compte ? Il crache dans mon ventre, il crache sur moi de l'intérieur. Je le sens cracher dans mon ventre, il crache avec une sorte de mépris… Pourquoi ?

Elle ouvre les sacoches.

MEYERHOLD - S'il te plaît, éteins cette lampe… La lumière m'empêche de réfléchir. Dans ce pays on ne peut réfléchir que dans le noir.
TANIA – Volodea, il faut qu'on fasse quelque chose. Bientôt il se mettra à me mordre de l'intérieur. Ses dents poussent déjà. Normalement j'aurais dû accoucher, mais il ne veut pas sortir.
MEYERHOLD - Ou peut-être que j'ai le cœur muré ? Est-ce que le cœur se mure lorsque la tête est aveugle ? Est-ce que le cœur et la tête peuvent être tous les deux en même temps aveugles, sourds et muets ?
TANIA (elle extrait de ses sacoches les produits achetés, on dirait qu'elle prépare un voyage : un paquet de sucre, plusieurs paires de chaussettes de laine, du savon, une boîte de thé, etc.) - Tu aurais dû monter "Le songe d'une nuit d'été". C'est plein de fées, c'est beau, c'est simple, c'est un conte...
MEYERHOLD - J'ai toujours cru que le cœur était notre dernière bouée de sauvetage. Que la tête sombre parfois, ce n'est pas étonnant, mais que le cœur suive, ça c'est vraiment dangereux pour l'homme. (Il appelle son personnage qui ne vient pas.) Richard !... Richard, où es-tu ?... Richard, le cœur devrait être un rempart contre la folie et pourtant… Pourquoi le cœur abandonne-t-il si vite la tête ?
TANIA - Dès qu'il entend le mot "accoucher" il se recroqueville et se met à trembler. Et alors je cède et voilà qu'il ne veut plus sortir. Et moi, je grossis de plus en plus. Si ça continue comme ça, un jour je serai tellement grosse que je ne pourrai plus marcher. Mais lui, il a l'air d'être content. Le fait que je grossisse, ça le rassure. Plus je suis grosse, plus il se sent à l'abri.
MEYERHOLD (attentif pour la première fois aux paroles de TANIA) - J'ai réintroduit les costumes, les perruques, les épées... Les décors sont magnifiques, on pourrait se croire dans un vrai château... Qu'est-ce qu'ils veulent encore ?
TANIA (s'approche de MEYERHOLD, s'assoit, l'oblige à s'asseoir à côté d'elle, lui prend la main et la pose sur son ventre) - Je suis une cage pour lui ou c'est plutôt lui qui est devenu une cage pour moi ? Je ne comprends plus rien. Tu as demandé aux comédiens de bouger sur le plateau comme s'ils étaient enfermés dans une cage.
MEYERHOLD - Voilà la réponse ! Si la tête est la cage du cœur, il faut que la tête explose !
TANIA - Et tu as transformé en objets ridicules tous les accessoires que le parti t'a demandé de réintroduire. Tu crois que ça ne se voit pas, ça ?
MEYERHOLD - Oui, je sais… C'est un devoir pour tout citoyen de travailler bénévolement pour le Service d'Identification des Cages Dissimulées dans les Oeuvres d'Art de la Nation…

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Richard III n’aura pas lieu met en scène la mise en scène, ou la tentative de mise en scène sous un régime totalitaire : Meyerhold, voulant monter la célèbre pièce de Shakespeare, se heurte à une censure de plus en plus cauchemardesque et de plus en plus absurde, incarnée par des Commissions de toutes sortes, qui vont jusqu’à inclure parents, femme et enfant (un monstrueux « camarade bébé »). Tout est remis en cause, même le choix de la pièce, même les silences qui rythment le texte, par la voix même de l’autocensure : « Moi, Vsevolod Meyerhold, communiste de la première heure, j’ai fait preuve d’insolence citoyenne rien que par le choix de cette pièce mise en silence ». Pas de silence, donc pas de jeu possible, pas de pièce : le vide. La remise en cause est celle du théâtre même.

(Jean-Pierre Longre, SITARMAG, 2006)

C-ie Pli Urgent, Festival d’Avignon off 2001, mise en scène Christian Auger 

Théâtre Bulandra de Bucarest, Roumanie, 2003, mise en scène Catalina Buzoianu

anglais (disponible en format électronique, traduction Jeremy Laurence)

roumain (disponible en format électronique, traduction par l'auteur)

hongrois (disponible en format électronique, traduction Ana Scarlat)

bulgare (disponible en format électronique, traduction Ognan Stamboliev)

MENTIONS LEGALES

création graphique : © Andra Badulesco 2010