Paparazzi

PAPARAZZI

ou La chronique d’un lever de soleil avorté

Editions Actes Sud – Papiers, 1997

Pièce écrite en 1996

24 rôles interchangables
Nombre minimum de comédiens : 5 (3 hommes, 2 femmes)

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Nous sommes à l’aube de la fin du monde (de la fin d’un monde ?), à l’aube de la "fin de chacun", qu’il ait été gangster, star de ciné, paparazzo, chercheur, fonctionnaire, musicien, clochard, etc. Les personnages, perdus dans un monde où la pensée n’existe plus, vont glisser petit à petit, au fil des heures, d’une nuit sans fin vers le chaos d’un jour. Peurs, lâchetés, mensonges : paroles vides pour certains, et ceux pour qui la vie prend un sens ne sont pas ceux qu’on croit.


Personnages :


PAPARAZZO 1
LA VOIX DU CHEF
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE
LA PATRONNE
LA VOIX DE L'AVEUGLE
LE CLOCHARD AU BALADEUR
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE
LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN
LE CAISSIER
PAPARAZZO 2
L'ETRANGER
LA FEMME AUX PIEDS NUS
L'AVEUGLE QUI ZAPPE
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC
L'HOMME POUR LEQUEL LA NAISSANCE A ETE UNE CHUTE
LA VIEILLE DAME A LA BOUSSOLE
LE FONCTIONNAIRE DE LA MUNICIPALITE
LE DISTRIBUTEUR DE BOISSONS


SCENE 2

L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE et L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE, dans une rue déserte. Ils ont l'air un peu égaré.

De temps en temps, dans le lointain, quelqu'un joue de la flûte.

Vers neuf heures du soir. Dans le bar il peut y avoir une horloge.

L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Je ne comprends plus rien.
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Quoi?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Là, il y avait un croisement.
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Où ça?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Là, où il y a le chien.
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Et alors?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Mais ce n'est pas normal. Là, il y avait trois rues qui se croisaient.
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Tu es fou.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Mais non, là il y avait un croisement. Et un café au coin.
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Mais le café, il est toujours là.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Oui, mais il était dans l'angle. Et maintenant il n'y a plus d'angle.
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Tu te trompes de rue.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Mais non, cette rue je la connais très bien. J'y jouais souvent, chez Mathilde.

Ils entrent dans le café. Au comptoir, LA PATRONNE qui regarde dans le vide. Elle restera tout le temps dans son monde.

L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Bonsoir.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Bonsoir.
LA PATRONNE - Je suis pas là.
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - C'est vous la patronne?
LA PATRONNE (totalement absente) - Quoi?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Il y avait un croisement ici, juste à côté de votre café...
LA PATRONNE - Où?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Là, où il y a le chien. A qui il est, ce chien?
LA PATRONNE - Qui?!
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Vous n'entendez pas ce que je dis? Le croisement, comment ça se fait que le croisement n'est plus là?
LA PATRONNE - Vous voulez du feu?

Echange de regards entre les deux hommes.

L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE (un peu excédé, à son copain) - Laisse tomber, c'est pas la peine.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Attends, elle m'énerve celle-là. Ecoutez, madame, vous allez me répondre ou merde?
LA PATRONNE - Hein?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - A qui il est, ce chien?
LA PATRONNE - Le quoi?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Le chien! Le chien qui traîne à la place du croisement... je veux dire... le croisement, il est où? Il y avait un croisement là où il y a le chien.
LA PATRONNE - Pardon?
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Madame, vous voyez le chien?
LA PATRONNE - On s'en fout.
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Bon, qu'est-ce qu'on fait?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Je ne comprends plus rien. Ils sont tous fous! Madame, vous savez qui nous sommes?
LA PATRONNE - On ne sert plus rien aujourd'hui.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Madame, je vais vous avouer une chose. Nous sommes deux assassins!
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE (rit bêtement) - Dangereux.
LA PATRONNE - On ne sert plus rien!
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Madame, écoutez-moi bien. nous sommes deux assassins dangereux. Vous pigez? Nous sommes là... (Il essaie d'attirer ses regards avec sa main.) Regardez ici... Un, deux... Nous sommes deux... Moi je suis le premier...
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Et moi, je suis le deuxième...
LA PATRONNE - Et le chien?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Le chien... putain, elle ne pige rien...
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Madame, mon ami et moi, nous sommes deux tueurs à gages, vous comprenez? Vraiment très dangereux. Surtout mon pote. Il est plus dangereux que moi. Moi aussi je suis dangereux mais pas aussi dangereux que mon pote...
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Vous pigez maintenant? Et on cherche un mec qui se balade avec un étui à flûte.
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Et qui est lui aussi un tueur...
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - L'avez-vous vu, peut-être?
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Il parle tout le temps de sa naissance... Vous pigez? Avez-vous entendu quelqu'un dans le coin qui ne parle que de la façon dont sa mère l'a foutu au monde?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Allez, répondez-nous!
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Parce qu'on doit le tuer, ce tueur.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Il est moins dangereux que nous, mais on va le tuer quand même, ce type.
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Car nous sommes deux tueurs qui allons tuer un troisième tueur.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Et il devait être là...
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Au croisement.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Alors écoutez-nous bien et répondez : où est le croisement?
LA PATRONNE - Allez vous faire foutre.
L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Qu'est-ce qu'on fait? On l'assomme?

Le téléphone retentit. LA PATRONNE décroche.

LA PATRONNE - Allô?
LA VOIX - Allô?
LA PATRONNE - Oui?
LA VOIX - Bonsoir.
LA PATRONNE - Bonsoir.
LA VOIX - Merci d'avoir décroché. Vous savez, j'appelle...
LA PATRONNE - Pardon?
LA VOIX - Je disais que j'appelle parce que... Je suis terriblement inquiet. Vous savez, je suis aveugle et... je suis inquiet à cause du soleil...
LA PATRONNE - Allez vous faire foutre!

Elle raccroche et continue à regarder dans le vide.

L'HOMME A L'ETUI A SAXOPHONE - Oh là là, madame, ça ne se fait pas, ça...
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE (à son copain)- Allez, ça suffit. On se barre. Ils sont tous fous.

Noir. On entend une sirène d'alarme.
(Ou une autre façon de marquer le temps qui passe.)retour en haut de la page

SCENE 4

L'HOMME A L'ETUI A FLUTE, dans une rue déserte, à la proximité d'une cabine téléphonique et d'une fontaine publique. On dirait qu'il a été passé à tabac car ses vêtements sont en lambeaux et l'étui de sa flûte est défoncé. Il est en train de se laver à la fontaine publique. A côté de la fontaine, sur le macadam, l'étui de sa flûte et une bouteille de champagne presque pleine.

Dans le lointain on entend vaguement une musique (c'est un saxophone et un violoncelle) et de temps en temps des voix, des cris, des aboiements...

Le téléphone retentit dans la cabine.

L'HOMME A L'ETUI A FLUTE reste immobile quelques secondes, écoute, sort un mouchoir, s'essuie les mains et le visage, ensuite se dirige vers la cabine téléphonique et décroche.

Vers onze heures du soir.

LA VOIX - Allô?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui?
LA VOIX - Bonsoir.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Bonsoir.
LA VOIX - Merci d'avoir décroché. Vous savez, j'appelle parce qu'autour de cette cabine téléphonique-là il y a toujours des gens qui décrochent.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Pardon?
LA VOIX - Je disais que j'appelle parce qu'il y a toujours quelqu'un qui décroche. Vous allez bien?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Vous êtes fou ou quoi?
LA VOIX - Non. En fait, je suis aveugle.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Vous êtes aveugle...
LA VOIX - Oui, malheureusement.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Je regrette.
LA VOIX - Bon, ça n'a pas d'importance maintenant. C'est une longue histoire. Vous avez un peu de temps, là?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Vous voulez me raconter votre vie?
LA VOIX - Non. Je voulais vous demander autre chose. Je voulais vous demander de rester une minute en ligne avec moi et de répondre à quelques questions.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Quel genre de questions?
LA VOIX - Bof, rien d'essentiel. Je voudrais tout simplement vous demander de regarder un peu autour de vous et de me dire ce que vous voyez.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Ce que je vois... Ecoutez, monsieur, j'ai peur de ne pas très bien vous comprendre. Et, en plus, je suis quand même un peu pressé.
LA VOIX - Oui, mais... une minute... je ne vous demande quand même pas l'éternité. Je vous demande de rester une minute en ligne avec un aveugle.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Vous appelez d'où?
LA VOIX - J'appelle de chez moi. Et je suis tout seul. Car je vis seul.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Vous vivez seul?
LA VOIX - Oui. Et c'est pour ça que j'appelle de temps en temps, au hasard, histoire d'échanger quelques mots avec quelqu'un.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Mais pourquoi n'appelez-vous pas vos copains, les autres aveugles?
LA VOIX - Ca ne m'amuse pas. Ce qui me fait vraiment plaisir c'est quand les voyants me disent ce qu'ils voient autour d'eux. Vous êtes où là, dans un parc?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui. Comment le savez-vous?
LA VOIX - J'entends les canards. Il doit y avoir un lac quelque part.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - En effet, oui. Le lac est tout près.
LA VOIX - Vous l'apercevez?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui.
LA VOIX - Il est à environ cinquante mètres de vous, n'est-ce pas?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui.
LA VOIX - Il y a des gens autour?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Non.
LA VOIX - Et les canards, vous les voyez?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Non.
LA VOIX - Aucun?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Aucun.
LA VOIX - Mais qu'est-ce que vous voyez alors?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Dans la direction du lac?
LA VOIX - Oui.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Je vois un chien.
LA VOIX - Un chien! Il est tout seul?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui. Ca doit être un chien errant.
LA VOIX - Il fait quoi?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Rien. Il se repose.
LA VOIX - Bon. Vous n'avez rien à manger sur vous j'imagine.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Non. Mais j'ai une bouteille de champagne.
LA VOIX - Pardon?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Non, rien.
LA VOIX - Dommage. Il y a des arbres autour de lac?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui.
LA VOIX - C'est beau, les arbres, n'est pas?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui. Monsieur, j'ai peur de devoir vous quitter.
LA VOIX - Vous faites peut-être du footing?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui, c'est ça. Je fais du footing.
LA VOIX - Je vois... Merci quand même d'avoir répondu à mon appel.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Je vous en prie.
LA VOIX - Ca m'a fait plaisir de vous entendre. Ah, une dernière question s'il vous plaît. Le ciel, il est comment en ce moment? Il est clair?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui. Mais il y a aussi des nuages qui s'accumulent.
LA VOIX - Oui, ça doit être beau, le ciel, avec ces nuages qui s'accumulent...
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui.
LA VOIX - Et le soleil?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Le soleil?
LA VOIX - Le soleil...
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Le soleil, quoi, le soleil?
LA VOIX - Le soleil, vous le voyez?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Ecoutez, monsieur, allez vous faire foutre!
LA VOIX - Allez, bonne nuit! Merci quand même d'avoir répondu à mon appel. Et regardez de temps en temps le soleil pour moi... Et merci, hein?
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Je vous en prie. Au revoir!
LA VOIX - Au revoir.

L'HOMME A L'ETUI A FLUTE raccroche. Il boit une gorgée de champagne directement de la bouteille, prend l'étui à flûte et s'éloigne.

Le téléphone retentit de nouveau dans la cabine téléphonique. L'HOMME A L'ETUI A FLUTE s'arrête, hésite et finalement retourne sur ses pas. Il dépose sur le macadam l'étui à flûte et la bouteille, et décroche.

L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui?
LA VOIX - C'est toujours moi.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Oui, je m'en doutais.
LA VOIX - Je voulais vous dire qu'il y a un appartement à louer dans le bâtiment où j'habite.
L'HOMME A L'ETUI A FLUTE - Je ne comprends pas.
LA VOIX - Ca fait rien. Allez, adieu.

L'HOMME A L'ETUI A FLUTE raccroche, attend quelques secondes, boit une gorgée de champagne directement de la bouteille et ensuite s'éloigne.

Il a abandonné la bouteille à côté de la fontaine publique.

Eau qui coule.
(Ou une autre façon de marquer le temps qui passe.)retour

 

SCENE 5

LE CAISSIER derrière un guichet ouvert à la gare. L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN et LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN. Ils n'ont aucun bagage et sont habillés tous les deux en blanc, dans une tenue de grande élégance, comme pour une soirée mondaine.

Vers minuit.

L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN (au CAISSIER) - Je ne comprends pas.
LE CAISSIER - C'est qu'il n'y a plus de trains.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Comment ça?
LE CAISSIER - C'est comme ça.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN (à LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN) - Il dit qu'il n'y a plus de train.
LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Comment ça?
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Comme ça.
LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Mais c'est pas possible.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN (au CAISSIER) - Mais c'est pas possible.
LE CAISSIER - Si.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN (à LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN) - Qu'est-ce qu'on fait?
LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Mais des billets, on peut s'en acheter?
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN (au CAISSIER) - Mais des billets, on peut s'en acheter?
LE CAISSIER - Oui. Si vous voulez... Mais ça ne sert à rien.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN (à LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN) - Qu'est-ce qu'on fait? On en achète?
LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Oui.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Alors deux billets.
LE CAISSIER - Deux?
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Deux, oui.
LE CAISSIER - D'accord. Mais je vous préviens encore une fois qu'il n'y aura jamais de trains dans cette gare.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Ca ne fait rien.
LE CAISSIER - Et qu'à mon avis il n'y aura jamais plus de trains nulle part.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Ca ne fait rien. (A LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN.) N'est-ce pas, ma chérie?
LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Oui, ça n'a pas d'importance.
LE CAISSIER - Deux billets pour où?
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN (à LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN) - On va où, ma chérie?
LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Aussi loin que possible.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN (au CAISSIER) - On va très loin. Aussi loin que possible. Donnez-nous les billets les plus chers, comme ça on sera sûr que ça nous emmènera aussi loin que possible.
LE CAISSIER - Je ne vends pas de billets pour l'étranger. Si vous voulez aller à l'étranger il faut voir le guichet d'à côté.
LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Il est fermé.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Il est fermé.
LE CAISSIER (il entre dans une excitation nerveuse) - Je ne sais pas quel billet mène aussi loin que possible. Il faut me demander un nom de ville, une localité... Moi aussi je voudrais aller aussi loin que possible. Mais je ne sais pas où se trouve, dans ce pays, le lieu aussi loin que possible. Il n'y a plus de lieu aussi loin que possible dans ce pays... Il n'y a plus rien... Rien! Terminé! Terminé! (Il ferme le guichet.) Ca suffit! Barrez-vous!

Pause. L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN et LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN attendent quelques secondes.

L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN (frappe doucement au guichet) - Monsieur...
LE CAISSIER - C'est fermé.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Monsieur, s'il vous plaît...
LE CAISSIER - Je n'ouvrirai plus jamais. Terminé! Tous les guichets sont fermés dans cette gare, vous comprenez? Il n'y a plus de trains, il n'y a plus de guichets, il n'y a plus de billets, il n'y a plus de destinations... Laissez-moi tranquille...
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN (à LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN) - Qu'est-ce qu'on fait?
LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Je crois que j'ai envie de te quitter, Roger.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Oui, bien sûr.
LA FEMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Je crois que je vais partir tout seule... Au revoir.
L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN - Mais...

Elle sort.

L'HOMME QUI VEUT PARTIR EN TRAIN (resté tout seul, plutôt pour lui-même) - Au revoir... (Il tourne en rond.) Au revoir... (Il frappe de nouveau au guichet.) Au revoir... (Personne ne répond.) De toute façon, je suis préparé! Et de toute façon, je n'ai jamais cru en rien!

Le bruit d'une locomotive folle qui fonce vers la ville. Et peut-être le bruit infernal de l'impact, peut-être que la locomotive folle est entrée de plein fouet dans la gare déserte.

Le temps qui passe.retour en haut de la page

SCENE 10

L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE donne des coups de pied dans un sac dans lequel on devine une forme humaine. A proximité il y a un distributeur de boissons.

Vers quatre heures du matin.

L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Silence! Silence! J'ai dit silence!

La victime gémit.

L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE (encore quelques coups) - Tu vas te taire, hein? Merde! Tu la fermes ou pas?

La victime gémit.

L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE (il continue à frapper) - Ca suffit, merde! Merde! Tu te tais ou merde! Ferme la!

La victime se tait. L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE s'essuie le front. La victime recommence à gémir.

L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Putain! (Il frappe de nouveau.) Tu vas te taire, hein! Tu la fermes tout de suite! (Il frappe.) Maintenant! (Il frappe.) Maintenant! Arrête! Arrête, arrête, arrête! Espèce d'enculé... Oh, j'ai mal au crâne!

Pendant ce temps, L'HOMME POUR LEQUEL LA NAISSANCE A ETE UNE CHUTE entre, achète une boîte de Coca-Cola, l'ouvre, boit et regarde la scène. Après un temps.

L'HOMME POUR LEQUEL - Monsieur, est-ce que je peux vous raconter une histoire liée à la naissance?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Je ne sais pas... Vraiment! Tout ce que je sais c'est que ça va mal se terminer.

La victime gémit.

L'HOMME POUR LEQUEL - Mais calmez-vous, bon Dieu! Vous allez réveiller toute la rue.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE (désespéré, presque en pleurant, il s'assoit sur le corps) - Je ne sais pas. Il me rend fou.
L'HOMME POUR LEQUEL - Vous savez, je me suis très souvent posé la question... c'est quoi, une naissance? Eh bien; une naissance, c'est d'abord un cri. Un cri qui te pousse brutalement d'un monde à l'autre. En quelques secondes tu passes d'un état à l'autre. D'un état d'âme à l'autre. D'une vie à l'autre.

La victime gémit.

L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Vous l'entendez? Il ne se tait jamais! Jamais!
L'HOMME POUR LEQUEL - Et ensuite? Ensuite c'est l'angoisse. Le stress. L'impuissance. Le temps. L'attente. La répétition obsédante de certains gestes. De certains mots. De certaines sensations. Qui te hantent à l'infini. Car ensuite tu vis à l'infini sous le signe de la douleur.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - OK, OK, j'ai compris. Vous voulez le frapper vous aussi, n'est-ce pas? Allez, frappez! Ca va vous calmer! Frappez!
L'HOMME POUR LEQUEL (en frappant) - Oui, de la douleur que t'a infligée l'expulsion du ventre de ta mère. (Il frappe.) Une expulsion qu'on appelle naissance. (Il frappe.) A laquelle tu ne t'attendais pas. Et que tu n'as pas voulue. (Il frappe.) Et que tu n'as jamais acceptée. Et qui a blessé tout ton être...
LA VIEILLE DAME A LA BOUSSOLE - Ah, encore vous! Encore vous! J'en ai marre!
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Madame, il gémit toujours, c'est incroyable.
LA VIEILLE DAME A LA BOUSSOLE - Il a cinq heures de retard! Cinq heures de retard! Tout est foutu! C'est la fin.
L'HOMME POUR LEQUEL - Cinq heures? Tout à l'heure on m'a dit qu'il en avait seulement trois...
LA VIEILLE DAME A LA BOUSSOLE - Oui, tout à l'heure il y en avait trois et maintenant il y en a cinq.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE (en frappant sa victime) - Cinq heures de retard! T'entends ça? Connard! Cinq heures! T'entends ce que la dame vient de dire?
L'HOMME POUR LEQUEL (désespéré) - Oh, non! Vous ne m'écoutez même pas... Oh merde... (Il part.)
LA VIEILLE DAME A LA BOUSSOLE (après L'HOMME POUR LEQUEL) - Il y a un café ouvert au bout de la rue...
L'HOMME POUR LEQUEL - Quelle rue?
LA VIEILLE DAME A LA BOUSSOLE - Quelle rue! Une rue... cette rue, celle-là, je ne sais pas... (A L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE, en désignant le sac.) Mais il ne répond pas.
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Non, il ne fait que gémir tout le temps.
L'HOMME POUR LEQUEL (en s'éloignant) - Le plus embêtant c'est quand tu gardes toute la mémoire de ta vie d'avant. D'avant ta naissance...
LA VIEILLE DAME A LA BOUSSOLE (elle se penche sur l'homme ligoté dans le sac) Répondez, monsieur. C'est une vieille dame qui vous parle. La boussole ne montre plus rien. L'aiguille ne fait que tourner en rond. (Moment de silence. A L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE.) Vous l'avez peut-être bâillonné avant de le mettre la dedans?
L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE - Madame, arrêtez vos questions à la con. OK?

Un téléphone portable sonne dans le sac.

L'HOMME A L'ETUI A VIOLONCELLE part en courant, comme un fou.

LA VIEILLE DAME A LA BOUSSOLE - Mais attendez... Vous partez? Allô?... Merde! Ca sonne où? (A l'homme ligoté dans le sac.) Ca sonne chez vous?... (L'homme ligoté dans le sac gémit.) Ca doit être chez vous.... Hé, vous avez un téléphone portable sur vous? (Horrifiée.) Tiens, ils l'ont ligoté avec son téléphone portable... Ca c'est le comble! C'est vraiment le comble!

LE FONCTIONNAIRE DE LA MUNICIPALITE passe.

LE FONCTIONNAIRE DE LA MUNICIPALITE (il glisse comme un fantôme et parle dans un porte-voix) - Cinq heures et quinze minutes de retard... Il n'y a rien à faire... Donc, vous êtes priés de ne pas vous affoler. La municipalité vous conseille de rester enfermés chez vous, mais finalement vous n'y êtes pas obligés. Tout ce que nous voulons vous rappeler c'est qu'il faut attendre dans la dignité. C'est important. N'oubliez pas que vous êtes des êtres humains. Il faut attendre dans la dignité, même s'il s'agit d'un malheur. Même s'il s'agit de la fin. Même s'il s'agit de la nuit éternelle. L'essentiel c'est d'attendre dans la dignité...
LA VIEILLE DAME A LA BOUSSOLE - Monsieur, monsieur... Monsieur, s'il vous plaît, il y a quelqu'un ici qui ne peut pas répondre au téléphone... Il paraît qu'on l'a ligoté... Qu'est-ce que je fais? Je ne peux pas répondre à sa place... Et ça sonne toujours... (Pour soi-même.) Oh, mon Dieu, qu'est-ce que je fabrique ici? (Au FONCTIONNAIRE DE LA MUNICIPALITE.) Vous êtes sourd?
FONCTIONNAIRE DE LA MUNICIPALITE (il sort mais on l'entend encore parler dans son porte-voix) - La dignité! Vous êtes priés de ne pas céder à la panique et de garder votre dignité... Nous ne sommes pas des animaux... Nous ne sommes pas des bêtes... Nous ne sommes pas des malades mentaux... Nous ne sommes pas de mongoliens... Nous ne sommes pas des avortons... Nous sommes des êtres humains dignes...

Le téléphone portable de l'homme ligoté dans le sac sonne toujours. On entend quelques bruits sourds dans le lointain qui coupe la voix du FONCTIONNAIRE DE LA MUNICIPALITE.

LA DAME A LA BOUSSOLE lui court après dans la direction des bruits.

LA DAME A LA BOUSSOLE - Monsieur! Monsieur! Est-ce qu'il y a un café dans le coin? Monsieur? Où êtes-vous?

Les appels téléphoniques cessent.

PAPARAZZO 2 arrive (avec deux bouteilles de bière et un sandwich). Il sort son téléphone portable et compose un numéro.

PAPARAZZO 2 - Salut chef! C'est moi.
LA VOIX DU CHEF - T'es où?
PAPARAZZO 2 - Ecoute, je suis tombé sur un mec enfermé dans un sac qui encaisse des coups. Ca t'intéresse?
LA VOIX DU CHEF - C'est un politique?
PAPARAZZO 2 - Je n'en sais rien.
LA VOIX DU CHEF - Il est mort?
PAPARAZZO 2 - Non, apparemment... non. Il gémit de temps en temps... Je pense qu'on l'a ligoté...
LA VOIX DU CHEF - Mais qu'est-ce qu'il fout là?
PAPARAZZO 2 - J'en sais rien. Il est là. Et tous les gens qui passent lui donnent des coups. Il gémit mais il ne parle pas. Je pense qu'il est bâillonné.
LA VOIX DU CHEF - Bof...
PAPARAZZO 2 - Il y a eu jusqu'à maintenant une vingtaine de passants, dont plusieurs vieilles dames, qui sont passés par ici et qui lui ont donné des coups.
LA VOIX DU CHEF - Et lui?
PAPARAZZO 2 - Mais je te dis, il ne fait rien, il se débat de temps en temps et il gémit. C'est tout. Ca t'intéresse? J'ai pris déjà quelques photos mais...
LA VOIX DU CHEF - Ca vaut une photo seulement si on le tue, quand on le tue. Mais vérifie d'abord que c'est un politique.
PAPARAZZO 2 - Oui, chef.
LA VOIX DU CHEF - Allez, à plus tard.
PAPARAZZO 2 - A plus tard, chef.

PAPARAZZO 2 remet son téléphone. Il regarde autour de lui, s'approche de l'homme toujours enfermé dans le sac, prend une photo, le secoue doucement.

PAPARAZZO 2 - Monsieur...
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm...
PAPARAZZO 2 - On vous a fait mal?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm...
PAPARAZZO 2 - Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm...
PAPARAZZO 2 - Ecoutez, monsieur, je suis un peu embarrassé... Je ne sais pas si je vous comprends très bien...
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm...
PAPARAZZO 2 - Ca veut dire quoi, "mmm"? Je ne comprends rien.
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm...
PAPARAZZO 2 - Merde. Ecoutez, si je peux vous être utile en quelque sorte dites deux fois "mmm".
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm... mmm...
PAPARAZZO 2 - Ah bon! Voilà, ça marche... Donc vous êtes encore en vie...
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm...
PAPARAZZO 2 - Bon, écoutez, si je comprends bien, vous êtes ligoté et bâillonné, n'est pas?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm...
PAPARAZZO 2 - Attendez, laissez-moi d'abord vous poser la question. (Un temps.) D'accord? (Un temps.) Donc, si vous êtes ligoté, faites trois fois "mmm".
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm, mmm, mmm.
PAPARAZZO 2 - D'accord. Ca marche. Si vous êtes aussi bâillonné, faites quatre fois "mmm".
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm, mmm, mmm, mmm.
PAPARAZZO 2 - Bravo. OK. J'ai compris. Bon, écoutez, est-ce que vous avez des papiers d'identité sur vous? Si "oui", une fois "mmm", sinon, deux fois "mmm".
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm... mmm...
PAPARAZZO 2 - Ah. Donc c'est plutôt non... Ecoutez, voulez-vous que j'appelle la police? Oui ou non?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm... mmm...
PAPARAZZO 2 - Vous êtes un assassin? Un criminel? Il s'agit d'un règlement de comptes? C'est pour ça qu'on vous a enfermé là? Oui ou non?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm... mmm...
PAPARAZZO 2 - Vous avez soif?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm.
PAPARAZZO 2 - Vous habitez dans la ville?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm... mmm...
PAPARAZZO 2 - Ah, vous êtes de passage.
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm.
PAPARAZZO 2 - Bon, je comprends. Ecoutez, monsieur. Je suis journaliste. Je n'ai pas le droit d'intervenir en quoi que ce soit. Je ne fais que de l'information. Vous comprenez? Donc, si vous êtes d'accord, je vous débâillonne deux secondes et vous me dites votre nom et votre profession. Mais rien de plus, vous comprenez? Et je vous rebâillonne ensuite parce que je n'ai pas le droit de toucher à rien. D'accord? On fait le marché? Si vous êtes d'accord dites quatre fois "mmm".
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm. Mmm. Mmm. Mmm.
PAPARAZZO 2 - Très bien. Attention... (Il ouvre le sac et débâillonne L'HOMME ENFERME DANS LE SAC.) Donc, encore une fois... Rien que le nom et la profession... C'est tout! Entendu? Allez!
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Professeur Pandolfi de l'Observatoire astronomique de Genève.
PAPARAZZO 2 - Merci (Il rebâillonne le personnage.) Très bien...
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm... mmm... mmm...

Le téléphone portable de l'homme enfermé dans le sac sonne à nouveau.

PAPARAZZO 2 - Ca sonne chez vous, là?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm.
PAPARAZZO 2 - Voulez-vous que je réponds à votre place?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm.

Le téléphone sonne toujours.

PAPARAZZO 2 - Il est où, votre téléphone portable? C'est dans la poche de votre veste ou dans la poche de votre pantalon? Dites une fois "mmm" pour la veste ou deux fois "mmm" pour le pantalon.
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm.
PAPARAZZO 2 - D'accord. Quelle poche, droite où gauche? Dites une fois "mmm" pour la gauche et deux fois "mmm" pour la droite.
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm, mmm, mmm.
PAPARAZZO 2 - C'est quoi ça? Vous ne m'avez pas compris?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm.
PAPARAZZO 2 - Vous avez une troisième poche au pantalon? C'est la poche derrière? Dites trois fois "mmm" si c'est la poche derrière.
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm, mmm, mmm.
PAPARAZZO 2 - D'accord. Allez, ne bougez pas, je vais vous tâter un peu... (Il tâte.) Il est là. Je le tiens. (Il sort un couteau, coupe une petite ouverture dans le sac et saisit le téléphone portable de L'HOMME ENFERME DANS LE SAC.) Allô?
LA VOIX - Allô?
PAPARAZZO 2 - Oui?
LA VOIX - Merci de m'avoir répondu.
PAPARAZZO 2 - De rien. A qui voulez-vous parler?
LA VOIX - A vous...
PAPARAZZO 2 - A moi?
LA VOIX - Vous savez, je suis aveugle...
PAPARAZZO 2 - Ah...
LA VOIX - Et je passe mon temps à composer au hasard des numéros de téléphone...
PAPARAZZO 2 - Ah, je vois...
LA VOIX - Je suis dans un état de détresse profonde. J'ai appris que le soleil ne s'est pas levé aujourd'hui.
PAPARAZZO 2 - Quoi?
LA VOIX - Oui, il paraît qu'il a cinq heures de retard.
PAPARAZZO 2 - Mais vous êtes fou, vous...
LA VOIX - Mais non, c'est justement pour ça que je suis totalement ahuri et que je me permets de...
PAPARAZZO 2 - Ecoutez, monsieur, c'est pas moi le propriétaire de ce numéro que vous avez formé. Et le vrai propriétaire, il n'est pas, malheureusement en état de vous répondre...
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm...
LA VOIX - Mais je m'en fous... Tout ce que je veux c'est parler à quelqu'un...
PAPARAZZO 2 - Non, monsieur, ça ne se fait pas. Je ne peux pas parler à la place de la personne qui est le vrai propriétaire du numéro et...
LA VOIX - Merde, ne raccrochez pas, je vous en supplie... Regardez un peu le ciel pour moi, c'est tout ce que je vous demande...
PAPARAZZO 2 - Le ciel, le ciel... il est où, le ciel? Monsieur, je ne vois aucun ciel, je suis dans un souterrain, on ne peut rien voir d'ici. Voulez-vous que je vous passe le propriétaire légitime de ce numéro? Je peux vous le passer mais sachez qu'il ne parle qu'avec un seul mot qui est "mmm".
LA VOIX - Ca n'a pas d'importance, passez-le-moi quand même.
PAPARAZZO 2 - Voilà... (Il approche le téléphone portable de la bouche de L'HOMME ENFERME DANS LE SAC.) Dites quelque chose, monsieur.
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm...
LA VOIX - Allô? Vous savez, je suis aveugle. Je passe mon temps à former des numéros, au hasard... Parfois je tombe sur des gens vraiment très sympa...Mais depuis hier soir je suis vraiment inquiet, il se passe quelque chose. Vous êtes au courant?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm...
LA VOIX - Pardon?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm...
LA VOIX - Il paraît que c'est la fin du monde. Qu'est-ce que vous en pensez?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm!
LA VOIX - Je ne comprends rien, là. Ca veut dire quoi, ça? Vous m'entendez?
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm.
LA VOIX - Ecoutez, si vous m'entendez, dites deux fois "mmm".
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm... mmm...
LA VOIX - Bravo! J'ai compris. Je suis aveugle, vous comprenez? Si vous avez compris dites trois fois "mmm".
L'HOMME ENFERME DANS LE SAC - Mmm, mmm, mmm.

PAPARAZZO 2 dépose le téléphone portable sur la tête du L'HOMME ENFERME DANS LE SAC et s'éloigne. La conversation entre L'AVEUGLE et L'HOMME ENFERME DANS LE SAC continue en sourdine.

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"Paparazzi ou la chronique d'un lever de soleil avorté" est sans doute la pièce la plus débridée de Matéi Visniec, traversée par vingt-quatre personnages passablement désincarnés, évoluant dans des lieux aussi multiples que désertés.

Sans doute cette œuvre est-elle d'inspiration cinématographique (prémisse d'un futur scénario de l'auteur ?) et s'inscrit par sa folie, sa violence urbaine, mais aussi par sa poésie, son humour et son humanité, dans un courant de pensée proche de Tarantino ou d'un Auster…

Nous somme à l'aube de la fin du monde (de la fin d'un monde ?) à l'aube de la "fin en soi de chacun", que ce chacun ait été gangster, star de ciné, paparazzo, chercheur, fonctionnaire, musicien, clochard, etc. Et au-delà de ce thème, il y a l'Etre dans le deux acceptions du terme, le fait même d'être et l'être humain en tant que tel, et le Temps qui coule sans que plus personne ne pense, le temps mort, le temps inhabité et vacant.
Quatre acteurs prêteront leurs corps aux vingt-quatre personnages de l'auteur et seront les "montreurs" de ce temps qui fuit, temps grave, quotidien ou bien temps festif, et tendront le fil qui conduit d'un appartement abandonné à une rue déserte, d'un bar sans vie à une gare en feu, d'une cabine téléphonique à un souterrain assombri… du jour à la nuit… d'un début à une fin.

Dans la plupart des pièces de Matéi Visniec les allusions politiques foisonnent et le pouvoir, totalitaire ou en passe de le devenir, est mis en "examen". Intolérance, exclusion, petits ou grandes, des lâchetés de l'Etre, différence, intérêts personnels, sont les thèmes favoris de l'auteur.
Paparazzi ou la chronique d'un lever de soleil avorté est dans la lignée de cette inspiration subversive, parabolique, allégorique et satirique. Si la société décrite par Visniec est aux bords de l'agonie annoncée, il n'en demeure pas moins vraie que l'humour est bel et bien actif, même s'il se transforme parfois en perplexité. L'humour, ultime rempart face à une monde qui ne décline plus que perte de sens, de savoir, d'humanité, bref, de lumière.

Visniec, sans moralisme ni "prise de tête", nous met – avec sa gravité comique – en garde…
Avec un douceur évidemment implacable il bouscule "drôlement" nos certitudes. Sans pessimisme il rit avec distance d'une société en mutation et, d'imprévus programmés en questions inattendues, nous propose un voyage mi rire mi raison au pays du soleil qui s'éteint… peut-être.

Aussi, dans une ambiance polar, les stars, les gangsters et les fonctionnaires, entre deux ou trois stores américains, les femmes au pied nu, les aveugles qui zappent, vont-ils s'entre-détruire ou s'auto-détruire à grands coups de musiques saxophonisées, de flûtes déjantées, de violons et de locomotives accordés, dans un espace à la fois neutre et buildinguisé.
Comme un agréable souci de nos travers les plus tragiques…

Christian AUGER
         (Comédien et metteur en scène, Christian AUGER a dirigé à Lyon la Compagnie PLI URGENT. Entre 1993 et 2002 six pièces de Matéi Visniec on été créées par PLI URGENT ("Du pain plein les poches", "L'histoire des ours pandas racontée par un saxophoniste qui a une petite amie à Francfort", "Le dernier Godot, Paparazzi ou la chronique d'un lever de soleil avorté", "La vieille dame qui fabrique 37 cocktails Molotov par jour" et "Richard III n'aura pas lieu"). Toutes ces créations ont été présentées au Festival d'Avignon dans le OFF.)


Dans une ville jungle désolée se cherchent se croisent s’appellent et se perdent deux tueurs à gages – un paparazzo sur le retour – un couple qui veut prendre le train – un flûtiste qui vient de se faire casser la gueule – un aveugle qui harcèle les gens au téléphone – une clocharde et son chien mort… alors qu’une implosion solaire semble menacer ; est-ce vraiment la fin du monde ?
Dans cette fable sur le monde moderne, Visniec nous promène à travers une ville à la fois énigmatique et poétique, qui a perdu ses repères originels, suite à la prédiction que l’astre roi allait disparaître et qu’on ne verrait pas le prochain lever de soleil. S’agit-il d’une véritable fin du monde commentée par les scientifiques, d’une farce macabre, d’une mystification savante, orchestrée à des fins mystérieuses ou encore d’un rêve inspiré, aux sonorités haletantes de cauchemar? L’auteur nous laisse la liberté du choix mais malmène notre propre conscience d’être humain en changeant la perspective et les angles de vision qui habituellement peuvent nous rassurer sur notre condition d’homo sapiens. Il pousse ce pseudo roman policier aux parfums de BD futuriste dans les confins de l’absurde et déclenche un comique irraisonné et incroyable, rarement égalé au théâtre.

(Cahier programme, Théâtre de l’Iris)

Compagnie Pli Urgent, Avignon 1997, mise en scène Christian Auger

Théâtre de l’Iris, Villeurbanne 2008, mise en scène Caroline Boisson

Théâtre Tony Bulandra, Targoviste, Roumanie, 2010, mise en scène Eva Patko

roumain (disponible en format électronique, traduction par l'auteur)

allemand (disponible en format électronique, traduction Katharina Bogensberger)

catalan (disponible en format électronique, traduction Joan Llinas)

anglais (disponible en format électronique, traduction par Maria Vail)

persan (disponible en manuscrit, traduction Tinouche Namjou)

hongrois (disponible en format électronique, traduction Eva Patkó)

japonais (disponible en format électronique, traduction Hiroto Ogi)

bulgare (disponible en manuscris, traduction Ivan Radev)

MENTIONS LEGALES

création graphique : © Andra Badulesco 2010