Du pain plein les poches

DU PAIN, PLEIN LES POCHES

Editions Actes Sud-Papiers, 2004

Pièce écrite en 1984

2 rôles (hommes ou femmes)

 

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L'Homme à la canne, et l'Homme au chapeau vilipendent "ces gens-là" qui ne sont pas des hommes, mais des "salopards, des sadiques, des assassins, des crapules". Ils s'approchent d'un puits, regardent au fond, y jettent une pierre. On entend des aboiements. Quelqu'un y a jeté un chien. Ils viennent, non le sortir de là, mais s'assurer, comme hier, comme demain, qu'il est toujours vivant, et... lui jeter un croûton de pain. D'autres l'ont fait aussi. Le chien est en vie mais comment le libérer ? Il faudrait faire quelque chose mais quoi ?

Personnages :

CHAPEAU
CANNE


CHAPEAU - Alors que fait-on ?

CANNE - On fait c'qu'on peut.

CHAPEAU - Alors faisons quelque chose. Moi je constate que nous restons comme ça, les bras croisés, à rien faire.

CANNE - Attendons, peut-être y aura quelqu'un d'autre à passer par ici. Si quelqu'un d'autre vient, c'est possible qu'on trouve une solution. Vous comprenez ? Il est difficile de faire quelque chose seul, dans des trucs comme ça faut pas y aller tout seul. Et puis qui vous dit qu'il veut qu'on le sorte, ce chien. S'il n'en a pas envie…

CHAPEAU - C'est la meilleure : un chien qui ne veuille pas qu'on le sorte de ce puits.

CANNE - On n'en sait rien. Mais c'est une supposition… Il se peut qu'il n'en ait pas envie, voilà !

CHAPEAU - Alors pourquoi il aboie comme ça ?

CANNE - Il aboie comme tous les chiens. Les chiens c'est fait comme ça, ça aboie.

CHAPEAU - Moi je trouve qu'il n'aboie pas comme tous les chiens. Il y a chez celui-ci une espèce de tristesse, un sentiment, un je ne sais quoi…

CANNE - D'où le sortez-vous ce sentiment ? C'est pas du tout triste. Ce chien, il aboie comme n'importe quel chien.

CHAPEAU - Moi je lui trouve quelque chose de déchirant, de…

CANNE - Et moi je trouve que c'est pas déchirant du tout.

CHAPEAU - Alors là, moi, je suis formel, c'était un aboiement déchirant, déchirant à cent pour cent.

CANNE - Vous n'avez nulle idée de la façon dont aboie un chien. C'était un aboiement cent pour cent normal, rien de plus, rien de moins.

CHAPEAU - Arrêtez vos conneries. C'était un aboiement typique de chien qui a peur.

CANNE - C'est pas des conneries, monsieur. C'est comme ça qu'aboient tous les chiens et je n'y peux rien. Y a aucun moyen de savoir si un chien qui aboie a, ou n'a pas peur. Pour le savoir faudrait être chien, alors oui, un chien pourrait se rendre compte de ce que veut dire un autre chien lorsqu'il aboie.

CHAPEAU - Je m'excuse, faut pas être chien pour ça. Il suffit de faire un peu attention.

CANNE - Et puis, même si l'on admet que son aboiement a quelque chose de "déchirant", cela ne veut nullement dire qu'il veut qu'on le sorte de là. Peut-être qu'il vit là, peut-être que c'est tout simplement un chien qui vit au fond d'un puits.

CHAPEAU - Au fond d'un puits !

CANNE - Au fond d'un puits. Pourquoi pas ?

CHAPEAU - A-t-on jamais vu un chien qui habite au fond d'un puits ?

CANNE - Jusqu'à présent non, mais maintenant il y a celui-ci.

CHAPEAU - Non vraiment, moi j'ai l'impression de rêver… Comment peut-on dire de telles inepties ?

CANNE - Mais c'est vous qui avez dit tout à l'heure que le monde ne ressemble plus à ce qu'il était, non ? Tout est possible. Il y a des oiseaux qui ne volent plus. Est-il normal qu'un oiseau ne vole plus ? Qui aurait cru, il y a cent ans qu'un jour il y aurait des oiseaux qui ne voleraient plus ? Et voilà, nous y sommes. Aujourd'hui il y a des oiseaux qui ne volent plus, des poissons qui ne savent plus nager. Le monde à l'envers.

CHAPEAU - Moi j'ai jamais entendu parler de poissons qui ne savent plus nager ? Là vous exagérez.

CANNE - Pas du tout, mais alors pas du tout. Je vous assure. Il y a des poissons comme ça, qui se traînent au fond des océans. Ils vivent dans une telle obscurité, là, au fond de l'eau, qu'ils ne savent même plus nager. Vous comprenez ? Si vous les sortez de là et les faites venir dans les eaux claires près de la surface, ils meurent. Le mieux c'est de les laisser là où ils sont et ne rien bouger.

CHAPEAU - D'accord, mais les chiens sont différents.

CANNE - Moi je comprends pas pourquoi se creuser la tête. Peut-être qu'il est né là, que c'est sa place.

CHAPEAU - Ecoutez, moi j'ai l'impression que depuis un moment on déconne.

CANNE - On déconne pas du tout. Nous réfléchissons.

CHAPEAU - Comment voulez-vous qu'il naisse là-bas, au fond du puits ? C'est du délire.

CANNE - Tout est possible. La nature est perfide.

CHAPEAU - Mais mon Dieu, le chien c'est un animal domestique, il vit auprès de l'homme.

CANNE - Et alors ? Tous les animaux vivent auprès de l'homme. Le cheval lui aussi vit auprès de l'homme. Et les lapins. Et puis, il vient un temps où personne ne veut plus vivre auprès de l'homme. Vous comprenez ? C'est la dixième heure. Personne ne veut plus vivre auprès de l'homme. Vous comprenez, oui ou non ?

CHAPEAU - Moi c'que je comprends c'est qu'il faudrait faire quelque chose. Faudrait au moins lui donner quelque chose à bouffer.

CANNE - Ça d'accord. Pour la bouffe c'est possible.

CHAPEAU - Faudrait un peu de pain.

CANNE - J'en ai. J'ai du pain. Ce matin aussi je lui avais apporté du pain. A midi aussi, je lui ai apporté du pain. Le pain, ça oui, il aime ça, le pain. Si l'on se penche et l'on prête l'oreille on l'entend, on l'entend en train de mâcher.

CANNE jette du pain dans le puits. Ils écoutent.

CHAPEAU - Il mâche, là ?

CANNE - On le dirait pas.

Ils écoutent.

CANNE - Bizarre. A midi on l'a bien entendu.

CHAPEAU - Vous êtes sûr de l'avoir entendu à midi ?

CANNE - Absolument sûr. Ce matin aussi on l'a entendu.

CHAPEAU - C'est peut-être qu'il est vanné.

Ils écoutent.

CANNE - Bizarre ça, qu'il bouffe pas.

CHAPEAU - Peut-être qu'il est vanné, qu'il n'a plus de force.

CANNE - Jusque là il a toujours bouffé. Il bouffait tout ce qu'on lui jetait.

CHAPEAU - S'il est vanné, s'il n'a plus de force, il a beau avoir bouffé, cela ne le sauvera pas. Vous allez voir, il va crever là, au milieu de toute cette bouffe. Mort de peur. Ça ne sert à rien de lui jeter du pain s'il se sent seul, seul et abandonné. Lorsqu'on se sent seul et abandonné on tient pas le coup et on crève en moins d'une.

CANNE - Puisqu'on lui jette de la bouffe, il peut plus se sentir seul et abandonné.

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Si la pièce de Matéï Visniec est effectivement une fable, elle est également particulièrement dérangeante. Deux personnages s’y côtoient, Canne et Chapeau, autour d’un puits éloigné de la ville. Au fond du puits, on entend les aboiements d’un chien. Comment est-il tombé ? Qui est coupable ? Doit-on l’aider ? Comment ? Et d’ailleurs, n’est-il pas déjà mort ? Les deux personnages choisissent de disserter mais pas d’agir, se rejetant la faute à grand renfort de hurlements, excusant maladroitement leur lâcheté et leur absence de prise de décision. Chez Visniec, quand le chien aboie… les parents flippent.

(Dorotée Aznar, le Web des spectacles, mars 2010)

Compagnie Pli Urgent, mise en scène Claire Truche, Festival d’Avignon off 1993

Théâtre Nouvelle Génération – Lyon, mise en scène Nino D’Introna, 2010

roumain (disponible en manuscrit, pièce écrite en roumain)

français (disponible en format électronique, traduction Virgil Tanase)

anglais (disponible en manuscrit, traduction Flora Papastravru)

allemand (disponible en format électronique, traduction Gerhardt Csejka)

portugais (disponible en format électronique, traduction Fábio Fonseca de Melo)

hongrois (disponible en format électronique, traduction Eva Patkó)

 

MENTIONS LEGALES

création graphique : © Andra Badulesco 2010