Attention aux vieilles dames rongées par la solitude

ATTENTION AUX VIEILLES DAMES RONGEES PAR LA SOLITUDE

Editions Lansman, 2004

Pièce écrite en 2003

modules théâtraux à composer, nombreux rôles d’hommes et de femmes

 

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Quinze courtes pièces regroupées autour de trois thèmes : "Frontières", "Agoraphobies" et "Désert". Une exploration poétique du monde d'aujourd'hui à travers le prisme grossissant du surréalisme des situations et des personnages. Un matériau que les metteurs en scène prendront certainement plaisir à organiser à leur manière.

Personnages :

LE SPÉCIALISTE EN STAGES DE MENDICITE


      Bonjour, messieurs dames. Merci d'avoir choisi notre agence qui a maintenant, et je suis fier de le dire, une bonne trentaine d'années d'expérience.

     Nous partons du principe qu'il faut apprendre à nager avant que le destin ne vous jette dans l'eau. C'est pour cela, messieurs dames, que notre agence vous propose un stage de mendicité complet et adapté à la personnalité de chacun !

     On ne vous dit pas que vous allez vous retrouver un beau jour dans la merde, sur l'échelle la plus basse de la société. Mais si jamais vous vous retrouvez un jour dans la merde, sur l'échelle la plus basse de la société, c'est bien de savoir mendier d'une façon efficace.

     Car la mendicité, mesdames et messieurs, est un art. Ça a des règles d'or. Et les règles, ça s'apprend. Donc, nous vous proposons de vous investir dès maintenant dans l'apprentissage de cet art qui pourrait bien devenir, un beau jour, votre bouée de sauvetage.

     En conséquence, voici les règles d'or de la mendicité :

- Il ne faut jamais tendre la main, il faut tendre le regard. Si votre regard arrive à croiser le regard de l'autre, vous avez déjà parcouru la moitié du chemin vers son cœur.
- Pour mendier, il faut occuper un territoire, c'est-à-dire, il faut que vous vous incrustiez dans la vie d'un quartier, d'une rue, d'une place... Plus vous êtes fidèle à un lieu unique, plus vos chances de réussite augmentent.
- Il faut être propre, mais pas trop propre ; trop de saleté tue la dignité, trop de propreté tue la pitié.
- Ce n'est pas bête d'avoir à côté une bouteille d'eau, en plastique, presque vide. Elle peut servir en quelque sorte d'horloge biologique. Les gens qui passent devant vous ne savent pas depuis combien de temps vous êtes là, mais la bouteille presque vide leur donne une idée sur votre engagement dans la durée.
- Il ne faut pas sentir mauvais ; une mauvaise odeur éloigne les personnes charitables potentielles ; un bon mendiant doit sentir plutôt le lieu où il mendie. Ou bien, comme l'argent, vous ne devez avoir aucune odeur.
- Il faut vous glisser dans le rythme de la vie des gens de l'endroit où vous mendiez ; les gens qui vont au travail le matin doivent vous retrouver au même endroit le soir (par exemple, sur la même marche à l'entrée du métro).
- Se réveiller tôt pour mendier, c'est une bonne chose : ça prouve que vous êtes solidaire avec les gens qui vont au travail.
- Ce n'est pas bête de vous absenter de temps en temps du lieu où vous mendiez d'habitude ; ça laisse un moment de respiration aux gens ; il y a des jours où les gens préfèrent ne pas vous voir dans leur proximité.
- N'affichez jamais des écriteaux genre "J'ai faim." Ou "Une pièce pour manger SVP." Un regard capté par un écriteau est un regard qui échappe à votre regard.
- Ne mendiez jamais les jours des Fêtes Nationales ou patriotiques, genre 14 juillet ou le jour de l'Armistice... Ce sont des jours ou la pitié de la nation se concentre sur ses morts.
- Ne vous endormez jamais en mendiant, c'est comme si vous tiriez au flanc.
- Un vrai mendiant n'expose jamais ses éventuelles blessures ou maladies lorsqu'il mendie. Vous risquez d'être associé à une autre catégorie et on peut vous embarquer pour vous foutre dans un hôpital.
- Il y a des jours où c'est bien d'exhiber, dans une poche ou à vos pieds, un journal. Ce n'est pas pour jouer l'intellectuel, mais pour démontrer que vous vous intéressez un peu à la vie de la cité.
- Il ne faut jamais trimbaler avec vous des sacs à dos, des chariots, et d'autres affaires. Ne gâchez pas votre image de pauvre. En mendiant il faut créer plutôt l'image d'un oiseau libre mais confiant dans son destin, que celle d'un escargot encombrant qui traîne ses réserves avec lui.
- Surtout ne soyez pas hypocrite lorsque vous tendez votre regard. N'ouvrez pas la bouche pour demander du travail, vous êtes déjà au travail.
- Lorsqu'il pleut, ne mendiez jamais trempé jusqu'aux os sous la pluie. Les gens seraient tentés de vous offrir des parapluies plutôt que de l'argent.
- Attention aux vieilles dames rongées par la solitude qui sont capables de vous faire la conversation pendant des heures ! Elles sont de vrais prédateurs, capables de squatter votre situation, de vous faire perdre votre temps. Surtout ne répondez pas à leurs questions débiles, vous risquez de vous enliser dans un rapport d'assistance totalement inversé.
- Le choix du récipient dans lequel vous espérez collecter le fruit de la pitié publique est très important. Nous ne conseillons pas le chapeau, le gobelet en plastique ou l'étui de violon. Le premier est trop théâtral, le deuxième passe inaperçu, le troisième risque de projeter sur vous l'image d'un tricheur. Une simple boîte de chaussures, c'est propre, sincère, et direct.
- Lorsque les gens qui passent devant vous vous jettent de temps en temps leur cœur dans votre boîte à chaussures, prenez-le tout de suite dans vos mains. Un cadeau, ça s'ouvre tout de suite, pour faire plaisir à celui qui vous l'offre.

 

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La plume francophone

Attention au théâtre acide… il parle de nous
                              par Lama Serhan
 
Matéi Visniec favorise les textes courts. Il parcourt ainsi les trésors de la langue avec un regard acerbe toujours renouvelé. Son arrivée à la langue française est décrite comme une « aventure » de laquelle surgissent « deux, trois perles que je m'approprie comme des révélations tandis que pour tant de gens nés dans ce pays elles ne sont que des pierres ordinaires. Ce n'est pas facile, mais c'est fascinant. Pourquoi j'ai choisi cette aventure ? Pour avoir du nouveau, dans mon âme, le goût de la naissance. D'une deuxième naissance. ». Son écriture convoque un monde aux formes surréalistes qui ont été, dans un premier temps, au service de la dénonciation des injustices de nos sociétés, puis d’une réflexion sur l’Homme : « Mais il y avait une urgence, celle de dire NON au monde où je vivais. Maintenant, pour moi, c'est urgent d'écrire sur le ciel, autrement dit sur les rapports pervers entre l'homme et la mort, entre l'homme et l'immortalité, l'homme et l'amour, l'homme et la solitude de son être ».
Attention aux vieilles dames rongées par la solitude, aux éditions Lansmann (1997), est une suite de 15 pièces brèves divisées en 3 parties qui déterminent trois thèmes spatiaux : « Frontières », « Agoraphobies » et « Désert ». Une note précise que « l’auteur laisse aux metteurs en scène le soin de choisir et organiser les scènes en fonction de leurs propres options dramaturgiques ». Cela est possible par le fait que les textes ne se suivent pas selon une logique narrative mais offrent un panorama de situations. Il est évident que le surréalisme, la fantasmagorie voire le symbolisme de l’écriture de Matéi Visniec apportent eux aussi une liberté à la mise en scène.
Mais au-delà de ces considérations, Matéi Visniec confronte le monde et explore par les dimensions spatiales les collisions, les passages, les effleurements mais surtout les désillusions humaines. Ces pièces sont alors semblables à des instantanés aux effets grossissants mêlant absurde, tragédie et poésie. L’œil s’y penche mais ne retient de cette pluralité que l’essentiel de l’émotion suscitée. C’est ainsi que nous émergeons de la lecture avec l’écho de quelques voix, de quelques paysages…
 
Paysages indicateurs:retour en haut de la page
 
Le « Désert » de Matéi Visniec est celui du sentiment humain. Les personnages se parlent sans se comprendre. Tour de Babel de l’incompréhension dans le domaine du relationnel. Ces textes ressemblent au poème « Colloque sentimental » de Paul Verlaine dans Fêtes galantes.
L’auto-stop décèle les différents manques existant entre les hommes. Manque d’amour, de mots, de lieux… L’intrigue est simple. Une jeune femme et un homme font de l’auto-stop. La première va dans une direction, l’autre décide de la suivre. Les voitures passent sans s’arrêter. La fille parle peu, l’homme beaucoup. Il propose de faire l’amour, elle accepte mais pas dans le désert « On ne peut jamais s’éloigner assez, dans un désert. Même si on marche jusqu'à la ligne d’horizon, ils nous verront. ». Enfin l’homme s’en va, renonçant à ses deux projets (celui d’aller à Carson City avec elle et celui de lui faire l’amour), remerciant la fille de sa gentillesse. Tout cela se produit dans le va-et-vient des voitures. Ces quelques minutes de discussion sont d’une intensité frappante. Aucune action, des mots qui ne mènent à rien. Le théâtre dans sa plus profonde pauvreté fait le portrait de la sécheresse des relations. L’amour est impossible et même les gestes à peine esquissés sont arrêtés face à l’immensité du désert.
L’impossibilité de l’amour est reprise dans le dernier texte de l’œuvre, Les grandes marées. Le désert a laissé sa place à l’océan. Incompréhension, torpeur, images illusoires tournoient autour de deux êtres qui ne se reconnaissent plus. Le temps et l’oubli détruisent les liens premiers. Est-il seulement possible d’être ensemble ? Le théâtre de Matéi Visniec répond par la négative…
L’intérêt de ce théâtre est qu’il se situe à la lisière des mots. Ce que se disent les personnages dépasse toute action. Au-delà de la restriction scénique ce sont les paysages évoqués parcimonieusement qui révèlent la densité des porosités relationnelles. Ils sont des personnages à part entière puisque leurs seules présences ne permettent pas la rencontre (L’auto-stop) et que leurs symboliques sont la clé de lecture des personnages (Un café allongé, un peu de lait à côté et un verre d’eau).
 
Un monde coupé en deux: haut de la page
 
L’univers de Matéi Visniec est dans la division. Souvent deux personnages, ou deux idées se croisent sans pouvoir se toucher. La division se traduit par la séparation, la « Frontière ». Cette partie est la plus poétique des trois. Elle manifeste la visée politique du regard de l’auteur. Rappelons qu’il fut censuré puis interdit de jeu en Roumanie durant les années Ceausescu.
La dénonciation touche aussi bien les systèmes dictatoriaux que les institutions (ONU, l’Armée…). Pour reproduire les injustices, le symbolisme prend différents degrés. Il existe soit au niveau des personnages (dans Attendez que la canicule passe «La sentinelle des droits de l’homme » s’adresse à « la femme qui porte un enfant dans ses bras ») et devient marque de poésie ; soit seulement au niveau du titre (Pense que tu es Dieu retranscrit de manière très véridique une scène de tireurs d’élite).
L’univers de Visniec est donc fragmenté, il se regarde avec une distance mêlée d’effroi. Ce sentiment naît par le seul fait de la vérité indéniable de sa retranscription. Quand le théâtre s’engage dans une « résistance culturelle », il emprunte des passages qui laissent au spectateur un sentiment de culpabilité voire de honte. Il est voyeur de la misère humaine qui se déroule sous ses yeux, et elle ressemble étrangement aux images de sa vie quotidienne.
 
Surtout rester humain :retour en haut de la page
 
Nous avons voulu achever le cercle de lecture de cette œuvre sur le sentiment de la peur ou « Agoraphobie ». Car dans la dimension accusatrice du théâtre de Visniec, le fond de l’histoire reste la crainte de l’autre. C’est dans celle-ci que se trouve le texte éponyme de l’œuvre. Il est encore ici question d’une écriture impressionniste. Mais il est intéressant de constater que l’élan scriptural ne se tarit jamais. L’ennui ne surgit pas dans la lecture. Les yeux, guidés par les images qu’impose le théâtre, suivent la pauvreté comme la solitude. Et le titre prend alors toute son ampleur. Comme cette serveuse dans la machine à payer l’addition qui n’a pour clients que des pantins. Et « le spécialiste en stage de mendicité » dans Attention aux vieilles femmes rongées par la solitude qui nous apprend à faire la manche.
L’entrée dans les textes de Visniec ne se fait pas sans être emplie d’ombres. On peut ne pas saisir le sens des textes et être simplement bercé par la poésie qui s’en dégage. Nous nous référons ici à La blessure. Nous pouvons aussi nous laisser aller à de multiples interprétations. L’absurde et le poétique, le néant et l’étendue, le lyrisme et le grotesque, ce mélange présent dans chaque texte donne à la lecture une idée du monde dans son essence. Car après tout, ne sommes-nous point les modèles de ces portraits ? retour en haut de la page

Théâtre Le Ring, Avignon 2004, mise en scène Marie Pagès

roumain (disponible en format électronique, traduction par l'auteur)

japonais (disponible en format électronique, traduction Hiromi Yamada)

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